La République au Procès du Maréchal Pétain

A la barre, les fantômes de la défunte IIIe République défilent. Les anciens présidents du Conseil Edouard Daladier, Paul Reynaud ou Léon Blum évoquent l’armistice de juin 1940 comme une trahison.
Mais le procès patine. En manque d’éléments concrets, on a du mal à définir la responsabilité de Pétain. Quant à la question des conditions de la collaboration ou celle de la déportation des Juifs, elles ne sont qu’effleurées.

Les grands ténors de la République

jusqu’au vendredi 3 août se succéderont à la barre des témoins certains des grands ténors de la IIIe République, les uns acteurs directs du drame du printemps 1940, Paul Reynaud, Édouard Daladier, Jules Jeanneney, Edouard Herriot Albert Lebrun, Louis Marin, les autres plus ou moins spectateurs ou victimes de ce drame, comme Léon Blum. Une figure marquante dans ce défilé, celle du général Weygand; des témoignages émouvants, celui de Loustaunau-Lacau, de Marcel Paul, d’Henriette Psichari-Renan. En bref, un tourbillon oratoire où surgissent comme des éclairs quelques cris de passion et de douleur, de colère et d’ironie qui restituent le climat des cinq années passées, de ces cinq années d’épreuves et de douleurs pour la plupart des Français, à quelque clan qu’ils appartinssent, de quelque bord où ils se fussent rangés.
Mais un fait domine cette première semaine : les derniers chefs de la IIIe République entendent, à travers le procès inenté à leur successeur, se dédouaner de leurs actes passés : de Reynaud à Daladier, en passant par Blum, ils veulent se laver des accusations que deux d’entre eux eurent à supporter pendant le procès de Riom ou répondre aux questions que beaucoup de Français se posent à leur endroit. De cette tribune de la Haute Cour, ils se serviront et abuseront parfois, afin de présenter d’eux-mêmes une image de marque inattaquable. Refaisant à l’envers le procès de Riom, ils se transforment en accusateurs implacables de Philippe Pétain et en défenseurs complaisants de leur action…, comme si quelqu’un leur demandait des comptes! Qu’importe… Ils ont la parole et, orateurs parlementaires privés de tribune depuis cinq ans, ils ouvrent les vannes d’une éloquence d’autant plus abondante qu’elle aura dû être longtemps contenue.
Paul Reynaud, soixante-six ans, complet gris, visage hâlé, voix nasillarde, parle pendant cinq heures d’affilée : il rôde devant un public assez vite lassé les arguments et les faits qu’il répétera dans trois éditions successives des « Mémoires ». Il raconte, avec un luxe de détails extrême, les péripéties des journées de mai et de juin 1940, les débats tragiques au sein du gouvernement pour ou contre l’armistice, son duel avec Weygand à qui il souhaitait imposer une capitulation de l’armée en rase campagne tandis que son gouvernement et la flotte se réfugieraient en Afrique du Nord, les ultimes tractations de Bordeaux, sa démission, puis son arrestation. Le point capital de son argumentation est simple et clair : en demandant l’armistice de juin 1940, la France trahissait la parole donnée à son allié anglais le 28 mars 1940 de ne pas entreprendre de négociation séparée avec l’Allemagne en cas de revers militaire.

Daladier... Le taureau du Vaucluse

Daladier le taureau du Vaucluse

Après Paul Reynaud, Daladier apporte son concours à l’accusation : le « taureau de Vaucluse », à la voix chantante de Méridional, justifie son activité pendant la drôle de guerre, dans une sorte d’anti-procès de Riom où perce, assez curieusement, une certaine rancune pour l’allié britannique qui, dès le début de la guerre de 1939, ne nous a peut-être pas assez aidés…
Drôle de guerre! déclare-t-il. On eût sans doute préféré que la France, réduite alors à ses seules forces avec 95 divisions contre plus de 140, sans que l’armée britannique eût encore apporté en France le concours, se livrât à des offensives.
Pour moi, je prends cette responsabilité parmi beaucoup d’autres. J’avais les yeux fixés sur les sorties de matériel. Je savais que, si je gagnais l’été, les déficiences qui résultaient de ce que nous étions partis avec deux ans de retard pour nous réarmer seraient comblées. Je regardais les diagrammes des sorties des usines de guerre. J’enregistrais chaque quinzaine des sorties importantes d’avions, de canons, de canons contre-avions, de nouveaux chars de combat, et je disais qu’il fallait patienter, qu’il fallait attendre que les contingents britanniques fussent à côté des soldats français.
On est assez loin, on le voit, du cas Pétain. Daladier va pourtant répondre avec précision à une question du bâtonnier Payen : estime-t-il que le maréchal est un traître?
M. LE PRÉSIDENT DALADIER. – En toute conscience, je vous répondrai que, selon moi, le maréchal Pétain a trahi les devoirs de sa charge.
M. LE BÂTONNIER PAYEN. – Ce n’est pas la même chose.
M. LE PRÉSIDENT DALADIER. – Je vous répondrai que le mot « trahison » a des sens divers et nombreux. Il y a des hommes qui ont trahi leur pays pour de l’argent; il y a des hommes qui l’ont trahi quelquefois par simple incapacité, et ce fut, je crois, le cas du maréchal Bazaine. Du maréchal Pétain, je dirai franchement, et bien que cela me soit pénible. qu’il a trahi son devoir de Français. Voilà ce que j’ai à vous répondre. Sur ses menées avec l’ennemi, sur ses intelligences avec Hitler, je ne sais rien et je ne puis rien dire. Je vous donne en toute conscience mon opinion, telle que je la fonde sur les faits dont j’ai été le témoin.
Le mot de Daladier fera mouche : on s’en apercevra lors des délibérations du jury.

Les autres témoins du procès Pétain

D’autres témoins se succèdent encore, en grand nombre, impressionnants aussi par leur qualité et par leur diversité : le pasteur Boegner, chef des églises réformées de France, Madame Psichari-Renan qui porte un nom doublement illustre et dont le fils est mort au moment du débarquement américain à Oran, « au service de l’Allemagne et sur ordre de Pétain », Marcel Paul, militant communiste qui croit le Maréchal entièrement responsable des atrocités allemandes, le général Weygand qui contredit la thèse de Paul Reynaud sur la conclusion de l’armistice, le général Georges, ancien commandant en chef de l’armée française qui donne raison à Weygand, l’ambassadeur Noêl qui fut à Rethondes pour la signature de l’armistice en juin 40, le général Picquendar, qui témoigne des armements clandestins conservés après l’armistice sur l’ordre de Vichy.
En un mot, c’est toute une élite de la société française, disloquée en plusieurs camps par les événements de 40-44, qui vient témoigner sur l’homme, à qui il échut d’incarner les fatalités et les servitudes de cette époque.
Mais en réalité, nul ou presque ne va au fond des choses. Rares sont ceux qui exposent ce qui fut la vie véritable de Vichy pendant ce temps ; on parle peu de Montoire, peu de la collaboration avec l’Allemagne, peu des divergences entre Pétain et Laval ; on discute certes sur le cas de conscience qui se posa pour Pétain le 11 novembre 1942 quand la zone libre fut occupée, mais on ne dit rien sur son départ forcé de Vichy ni sur sa vie de prisonnier volontaire pendant son séjour en Allemagne.
La plupart de ceux qui témoignent, ou tout au moins les plus importants, sont restés étrangers et comme extérieurs à ce que fut vraiment Vichy, soit qu’ils aient été emprisonnés pendant ce temps, soit qu’ils aient choisi un autre camp, dissidents ou résistants à l’étranger ou en France. Les avocats eux-mêmes plaident plus pour une vision d’histoire que pour une réalité. Pétain apparaît presque comme un personnage de vitrail, qui selon les uns est une manière de saint, selon les autres l’incarnation de Satan. Démolir ou conserver le vitrail, telle est leur alternative : il est rare qu’ils réussissent à montrer Pétain tel qu’il fut réellement, un être de corps et d’âme, un vieillard investi d’une responsabilité multiforme et impuissant à s’adapter.

Le cas Weygand au procès du Maréchal Pétain

Le 31 juillet, le général Weygand, ancien commandant en chef des armées françaises, actuellement prisonnier au Val de Grâce en traitement, se présente à la barre des témoins. Déchaîné, mais animé par une force intérieure qui le durcissait, le petit homme, de qui la naissance même était mystérieuse, avança la jambe raide en s’appuyant sur une canne. Il joignit les talons et s’inclina devant le maréchal qui le suivait du regard et lui rendit son salut, note Jules Roy… Weygand semblait appartenir au même type physique que Paul Reynaud; les yeux bridés, le visage creusé, les pommettes saillantes, l’intelligence amère et coupante, les griffes prêtes à déchirer, la dent cruelle.
Dans une déposition claire, parfois passionnée, Weygand explique pourquoi il a refusé de « capituler » comme le lui demandait Paul Reynaud en juin 1940:
Messieurs, s’écrie-t-il, la capitulation, c’est une action déshonorante! On vous parle d’honneur et on demande la capitulation… On ne s’en relève pas. Notre code de justice militaire punit de mort le chef qui capitule en rase campagne.
Le général n’a guère de difficultés à prouver que l’armistice s’imposait pour de multiples raisons militaires et pour la sauvegarde de la France : il fallait sauver ce qui pouvait l’être, et d’ailleurs Paul Reynaud s’était effacé devant le maréchal Pétain. Pourquoi, au lieu de démissionner, le président du Conseil ne l’avait-il pas relevé, lui Weygand, de son commandement, afin de demander à un autre chef militaire ce qu’il souhaitait?
Le heurt est inévitable entre les deux hommes : il se produit le 1er août, et, tels deux coqs de combat dressés sur leurs ergots, Reynaud et Weygand s’affrontent; sans aucun résultat décisif, semble-t-il, et Weygand termine sa dernière intervention par une philippique sans appel :
M. Paul Reynaud a appelé, dans un moment de détresse où ses épaules trop faibles étaient incapables de supporter le poids dont elles s’étaient avidement chargées, le maréchal Pétain et moi, bien heureux de nous trouver. Depuis, que s’est-il passé? C’est que, quand on est avide d’autorité, on doit être avide de responsabilités. J’ai montré comment il n’a pas osé se débarrasser du chef qu’il trouvait incapable et coupable. J’ai montré comment il n’avait pas osé le destituer, le moment venu, à propos de cette question de capitulation. J’ai montré comment M. Paul Reynaud, au lieu de continuer dans la voie où il avait estimé trouver le salut de la patrie, s’est démis et comment, s’étant démis, il a demandé que ce soit le maréchal Pétain qui prenne le gouvernement alors qu’il savait que la solution qu’il vient d’honnir au point que vous avez entendu était nécessairement la solution que prendrait le maréchal Pétain.
Dans cette affaire, M. Paul Reynaud, président du Conseil, dans des circonstances graves, a fait preuve du crime le plus grave que puisse commettre un chef de gouvernement; il a manqué de fermeté et il n’a pas suivi les grands ancêtres, certes pas.
Paul Reynaud, présent dans la salle pendant la philippèque de Weygand, lancera le dernier mot dans le prétoire :
Je n’ai pas besoin de vous dire, monsieur le Premier Président, que ceci n’est qu’un commencement.
Mais M. Mongibeaux en a assez. Fort opportunément il a rappelé au début de cette audience du 1 août quelques évidences qui ont fui des débats, semble-t-il : Depuis presque le début, nous assistons à une sorte de recherche de responsabilités, les militaires rejetant la responsabilité sur les civils, les civils rejetant la responsabilité sur les militaires: c’est ce que nous pourrions résumer d’un mot en disant : la discussion autour des conditions dans lesquelles a été voté, a été accepté, a été signé l’armistice.
Sur ce point, je crois que nous sommes tous d’accord. La lumière est faite de la façon la plus complète, et nous en sommes arrivés maintenant à un point où, je crois, les discussions deviennent un peu inutiles, superflues et oiseuses.

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