C’est le 20 novembre 1945 que les vingt et un accusés (Robert Ley, l’ancien chef du Front du Travail, s’est pendu entre-temps dans sa cellule) pénètrent pour la première fois dans la salle d’audience lambrissée du palais de justice.
Le procès de Nuremberg commença le 20 novembre 1945. La première journée fut consacrée à la lecture des actes d’accusation. Les avocats occupaient deux travées, sur un des côtés de la lugubre salle du palais de justice dont les fenêtres avaient été obturées. Les débats durèrent 315 jours, record que seul battra le procès de Tokyo avec 417 jours.
On relevait quatre chefs d’accusation : crimes contre la paix ; préparation et incitation à des guerres d’agression ; crimes de guerre, avec mauvais traitements à l’égard des prisonniers de guerre et sévices contre les populations civiles; conspiration contre l’humanité.
Le premier jour, on ne signala aucun incident notable. Hess lisait ; soudain, il éclata de rire à un passage qui lui parut comique. Il fut ensuite en proie à de violentes crampes d’estomac. Kaltenbrunner ne put comparaître; il venait d’être victime d’une hémorragie cérébrale. Ribbentrop s’évanouit pendant la lecture des actes d’atrocités. Les autres observaient les quatre juges .et les deux cent cinquante journalistes. Certains accusés jouaient avec leurs écouteurs et suivaient la traduction en anglais, en russe et en français.
Le lendemain, le président Lawrence demanda à chacun des accusés s’il plaidait coupable ou non coupable. Tous se proclamèrent innocents à des degrés divers. Göring voulut saisir l’occasion pour s’adresser directement au tribunal, mais il fut interrompu par le président. Hess, au milieu des rires des journalistes, répondit : « Non. »
Le véritable procès put alors commencer avec le défilé des témoins à charge. Cette phase devait durer jusqu’en mars 1946. Mais dès le début, il y eut interruption concernant le degré de responsabilité de Rudolf Hess. Hitler aussi bien que les psychologues britanniques avaient décelé chez lui un état mental inquiétant et à plusieurs reprises, Hess avait voulu se suicider. Les psychiatres avaient diagnostiqué une amnésie, admise par le tribunal. Mais Hess paraissait capable de suivre les débats. Les Soviétiques tenaient, en tout cas, à sa présence au procès. Ils estimaient que son aventure en Grande-Bretagne avait eu pour but d’entraîner ce pays dans une coalition dirigée contre l’U.R.S.S. Tout au long du procès, Hess donna d’indiscutables signes de dérangement. Il lisait, ou bien il avait l’air complètement absent. Soudain, le 30 novembre, alors que la séance était entièrement consacrée à son cas, il fit une déclaration sensationnelle : « Je revendique l’entière responsabilité de tous mes actes. » Mais le lendemain, il retomba dans son abattement. Il n’avait connu qu’un bref moment de lucidité.
L’accusation fit un exposé minutieux de toute l’histoire du nazisme. C’est à Nuremberg qu’eurent lieu les premières grandes révélations qui figurent aujourd’hui dans l’Histoire contemporaine. Le film tourné par les Américains après la libération des camps permit de se faire une idée exacte des horreurs du système concentrationnaire. Les appels téléphoniques entre. Vienne et Berlin, à la veille de l’Anschluss, confirmèrent la volonté d’agression.
Le monde eut pour la première fois connaissance de la ruse utilisée par Hitler pour attaquer la Pologne. Des criminels, revêtus d’uniformes polonais, furent exécutés par des injections et leurs cadavres transportés à la station de radio de Gleiwitz pour servir de « preuve » à une attaque polonaise. Beaucoup de gens apprirent également que l’amiral Canaris se trouvait à la tête du mouvement de résistance dans l’armée.
Le 29 novembre 1945, l’accusation américaine introduit la projection d’un fil de montage, majoritairement muet, hormis quelques témoignages poignants, réalisé par l’US Army à partir d’images tournées à la libération des camps et intitulé « Les Camps de concentration nazis ».
L’accusation l’introduit ainsi : « Les États-Unis présentent comme preuve un film documentaire sur les camps de concentration. Ce compte rendu provient de films pris par les autorités militaires au fur et à mesure de la libération par les armées alliées des régions où se trouvaient ces camps. Le texte des commentaires est établi directement d’après les comptes rendus des photographes militaires qui ont filmé ces camps.»
Joseph Kessel, envoyé spécial de France Soir à Nuremberg, a parfaitement compris l’enjeu de cette projection: « Soudain, j’eus le sentiment que la résurrection de l’horreur n’était plus, en cet instant, le fait essentiel […]. Il ne s’agissait pas de montrer aux membres du tribunal un document dont ils avaient, à coup sûr, une connaissance approfondie. Il s’agissait de mettre tout à coup les criminels face à face avec leur forfait immense, de jeter pour ainsi dire les assassins, les bouchers de l’Europe, au milieu des charniers qu’ils avaient organisés, et de surprendre les mouvements auxquels les forcerait ce spectacle, ce choc. »
Ce « choc » est ressenti par tous les journalistes présents. Leur compte rendu associe ce que le film montre des camps nazis et la manière dont les accusés réagissent à ces images. C’est le cas du P.M. Daily de New York, qui titre ainsi l’article de Victor H. Bernstein : « Les Nazis regardent le visage de la mort. Schacht s’effondre quand le film sur les atrocités des camps est montré au procès. » De son côté, le New York Herald Tribune souligne, le 30 novembre 1945: « La projection de films sur les atrocités au cours de l’audience ébranle l’assurance des nazis », observant, en conclusion: « Au terme de la projection, il régnait un silence complet dans le prétoire. Les juges se sont retirés sans un mot et les prévenus sont sortis lentement de la salle d’audience. » Le Washington Post, avec met davantage l’accent sur l’un des buts recherchés par l’accusation, en citant le propos liminaire de Thomas J. Dodd, le procureur adjoint des États-Unis, prononcé le 30 novembre 1945: « Nous avons l’intention de prouver que chacun de ces accusés connaissait l’existence de ces camps de concentration et les utilisait comme instrument de terreur pour imposer leur contrôle sur le peuple allemand et pour réduire la liberté en Allemagne et dans les pays envahis. »
Assis à proximité des accusés, et profitant de la lumière disposée sur leurs visages, un psychologue, le capitaine Gilbert, consigne leurs réactions: « On voit des piles de morts dans un camp de travail forcé. Von Schirach regarde très attentivement, il halète, parle bas à Sauckel [… ]. Funk pleure maintenant [ … ]. Goering a l’air triste, appuyé sur le coude [ … ]. Dônitz se tient la tête penchée, il ne regarde plus [ …]. Sauckel frémit à la vue du four crématoire de Buchenwald […]. Quand on montre un abat-jour en peau humaine, Streicher dit: «Je ne crois pas ça» [ …]. Goering tousse [ … ]. Les avocats sont haletants. »
De semaine en semaine, des camions bourrés de documents venaient étayer l’accusation. On y trouvait les ordres de Himmler pour l’asservissement ou l’extermination des « races inférieures ». Le journal de Hans Frank n’était qu’une interminable suite de meurtres et d’exterminations. C’était un exposé complet de toute l’horreur du système concentrationnaire et Frank, pris d’une crise nerveuse, résuma ce que tout le monde pensait : « Mille années pourront s’écouler sans que les fautes de l’Allemagne soient oubliées. »
Toutes ces révélations finirent par ébranler les accusés. Göring reconnut qu’il y avait eu des excès, dont Himmler était le grand responsable. Fritsche se mit à sangloter. Il déclara au psychologue américain Gustave Gilbert : « Aucune puissance au ciel ou sur la terre ne pourra laver mon pays de cette honte. » La plupart ne purent retenir leurs larmes et Dônitz et Funk murmurèrent : « Affreux ! Affreux ! »