Plébiscitée cinq ans plus tôt au moment de la débâcle face aux Allemands, la figure rassurante du maréchal s’effondre. Ce verdict s’inscrit dans le processus d’épuration qui a débuté dès 1944 par une justice expéditive (femmes tondues, chasse aux collabos, etc.). Il culmine avec la condamnation du plus haut personnage de l’Etat.
Le moment de l’hallali est venu pour le procureur général Mornet, cet hallali qui en langage judiciaire s’appelle le réquisitoire.
Il se leva, raconte Jules Roy, petit, décharné, hargneux… Le regard enfoui sous les sourcils, le bec aigu, arrachant un à un, d’une serre nerveuse, les feuillets de son réquisitoire, et flanqué de la pile monumentale des documents surmontés d’un tampon buvard, il tournoyait comme un oiseau de proie au-dessus du chaos du procès…
L’accusé va l’écouter avec une extrême attention. Il fait effort pour l’entendre malgré sa demi-surdité, et, à chaque flèche décochée par son accusateur, on verra ses narines se pincer ou sa bouche marquer une crispation d’agacement, une moue de mépris, éclairs fugaces sur un masque qui se veut impénétrable. Au fond de sa conscience, le vieux maréchal plaint ses juges plus qu’il les blâme; tous lui ont prêté serment quand il était chef de l’État. Aujourd’hui il est en face d’eux comme accusé :
Ce sont de pauvres types, mais je ne leur en veux pas…, a-t-il confié à Joseph Simon.
Quel mot terrible dans la bouche de Philippe Pétain! Quelle résignation, aussi…
Mornet assène alors, à l’aide de citations, des coups très durs au maréchal Pétain :
Hitler n’avait pas craint d’écrire au maréchal qu’une nation ne pouvant subsister sans une armée il était prêt à lui offrir son concours pour en constituer une. Vous connaissez la réponse de Pétain : Envoyez-moi le maréchal von Rundstedt, je suis prêt à m’entendre au sujet des offres que vous me faites.
Il y a pire encore. Hitler avait écrit : Je suis décidé à aider la France à reconquérir les colonies qui lui ont été volées par les Anglo-Américains. Et Pétain, maréchal de France, ne recule pas devant cette ‘offre de l’envahisseur et il l’en remercie : Je suis sensible, monsieur le Chancelier, aux dispositions que vous avez voulu m’exprimer en ce qui concerne votre résolution de collaborer avec la France et de l’aider à reconquérir son empire colonial. Cette fois, c’était l’acceptation d’une véritable alliance militaire.
L’accusé a-t-il par ailleurs « souhaité la victoire de l’Allemagne », comme Pierre Laval, son chef de gouvernement, l’avait déclaré lors d’un discours radiodiffusé de 1942 ? Pour Mornet, l’entente entre les deux hommes est certaine. Pétain, le 11 juin 1942, n’a-t-il pas assuré : Nous marchons, M. Laval et moi, la main dans la main. C’est la communion parfaite dans les idées comme dans les faits.
Alors le procureur général tonne : Dix jours après, Laval lançait cet odieux défi à la nation : «Je souhaite la victoire de l’Allemagne. »
Ce que Mornet qui approche du terme de son réquisitoire et prépare sa conclusion. ne pardonne pas à Pétain, c’est surtout d’avoir humilié la France. De cette humiliation le procureur général va se servir pour prononcer les mots les plus percutants de son accusation. Il décrit d’abord le grief qu’il adresse à l’accusé :
… Celui d’avoir humilié la France dans le monde, de l’avoir asservie à son vainqueur, non seulement en cédant à ses exigences, mais en allant encore plus loin : en prenant pour modèle, en s’efforçant de copier ses institutions, d’adopter, de s’assimiler ses préjugés et jusqu’à ses haines.
Me plaçant, moi, sur le terrain de la loi, le seul sur lequel je puisse me placer, bravant les menaces de mort qui m’arrivent, comme les injures d’une minorité que sa haine ou sa foi aveuglent encore, songeant à tout le mal qu’a fait à la France, cette France dont Michelet a dit que son agonie serait l’agonie de l’Europe — cette France à laquelle il semble que, parfois, l’on conteste encore le droit de reprendre la place qu’elle a occupée et qu’elle doit occuper encore.
Songeant à tout le mal qu’a fait, qu’ont fait à cette France un nom et l’homme qui le porte avec tout le lustre qui s’y attachait, parlant sans passion, ce sont les réquisitions les plus graves que je formule au terme d’une trop longue carrière, arrivé, moi aussi, au déclin de ma vie, non sans une émotion profonde mais avec la conscience d’accomplir ici un rigoureux devoir : c’est la peine de mort que je demande à la Haute Cour de justice de prononcer contre celui qui fut le maréchal Pétain.
Après la fin de l’audience. Pétain a une courte colère.
Elle s’apaise très vite, mais l’accusé confie à Joseph Simon :
C’est dur de rester impassible devant tout ce que j’entends ! Je fais ce que je peux pour rester calme…, mais dire que j’ai trahi la France, c’est honteux.