Grâce à la résistance des chasseurs de Driant, imités sur les 12 km du front d’assaut par d’autres héros anonymes, l’ennemi ne progressa, durant les quatre premiers jours, que de deux kilomètres par jour en moyenne.
Le bois des Caures, bande boisée d’environ 3 kilomètres de long sur 800 mètres de large en moyenne, couronne une légère hauteur dominant le village de Ville-devant-Chaumont, où gîtent les Allemands, et s’avance en brise-lames chez l’ennemi, avec les deux villages de Haumont et de Beaumont sur ses arrières, l’un à gauche, l’autre à droite.
Des 1 300 hommes que Driant, assisté du commandant Renouard (56e B.C.P.) comptait sous ses ordres à l’aube, combien en reste-t-il de vivants et indemnes au moment où l’assaut se déclenche ? 300 ou 400 peut-être… Et dans quel état physique et psychique !
Or 10 000 hommes environ de la 21e division allemande les assaillent, soutenus par le feu de 40 batteries lourdes, 7 batteries de campagne et 50 lance-mines.
A la corne nord-ouest du bois, le jeune lieutenant Robin, commandant la 9e compagnie, reste à la tête des débris d’un peloton de chasseurs, dans un minuscule ouvrage naguère fermé, et que le bombardement n’a pas entièrement effondré bien qu’il en ait détruit les réseaux protecteurs.
La disparition du barbelé permet aux Allemands, utilisant la configuration du terrain, d’arriver jusqu’au parapet de trois directions à la fois.
Le colonel Grasset raconte cette triple attaque, vite au corps à corps :
On se bat d’abord à coups de fusil et le sergent Cosyns, d’un tir à répétition à moins de dix mètres, abat sept Allemands ; puis la lutte continue à la grenade et enfin, à la baïonnette et à coups de crosse.
La mort épargne le lieutenant Robin qu’atteint légèrement au pied un éclat de grenade. Mais le chasseur Hénin, qui, seul, interdisait le boyau de communication à une demi-section ennemie, tombe, la tête écrasée d’un coup de crosse. Le sergent-major Simon est défiguré par une grenade. Le sergent Berthe a la mâchoire fracassée par une balle. Le chasseur Dubois a le ventre ouvert d’un coup de baïonnette.
Robin et les survivants reculent de quelques dizaines de mètres puis à nouveau s’accrochent. Plusieurs compagnies allemandes s’acharnent contre eux, pendant que deux bataillons d’attaque, glissant au long de la lisière du bois vers le sud, tombent sur les rescapés d’une autre compagnie, la 7e, commandée par le capitaine Seguin. Quatre assauts successifs refoulent nos hommes.
L’ennemi, écrit le colonel Grasset, est alors maître de toute la partie sud du bois Carré et les défenseurs de la lisière nord, qui tenaient en échec les colonnes d’assaut immobilisées dans le bois du Miroir, sont pris à revers.
C’est sur les ruines de menus ouvrages de clayonnages et de terre que la dernière attaque a acculé le capitaine Seguin et la dernière poignée de ses hommes :
Une compagnie l’attaquait de front. Deux ou trois compagnies se glissaient entre S 7 et S 8. Environ un bataillon prenait à revers S 8. C’était une marée montante, au milieu de laquelle les cinquante chasseurs de Seguin furent bientôt un petit îlot.
Les nôtres épuisent leurs munitions, les grenades surtout, car il n’y a plus dans l’ensemble six fusils utilisables. L’ennemi avance toujours. L’îlot devient plus petit, les chasseurs de la 7e ne sont plus que quarante, que trente, que vingt. S 8 est submergé. Les grenades crépitent toujours. Entre S 7 et S 8, les Allemands ont amené une mitrailleuse et un canon-revolver. L’un après l’autre les chasseurs disparaissent. S 8 est écrasé. Seguin est atteint coup sur coup d’une balle au pied et d’un projectile de canon-revolver qui lui arrache le bras droit. Un officier allemand se présente, un lieutenant du 87e régiment. Il salue militairement, se nomme, tend la main et dit en excellent français :« Mon capitaine, je vous félicite pour votre résistance, et vous fais mes condoléances pour vos blessures.
La nuit est tombée sous des rafales de neige. A 8 heures du soir, le lieutenant Robin, qui espère (à tort) que des renforts ne tarderont pas à le rejoindre, joue le tout pour le tout, fait mettre baïonnette au canon et entraîne ses hommes vers le point S 7 abandonné par le capitaine Seguin; il tombe sur un groupe d’Allemands endormis et reprend le point S 7… Ainsi s’achève, au bois des Caures, la dramatique journée du 21 février, qui a vu une multitude d’épisodes semblables se dérouler sur les 12 kilomètres du front assailli.
Grâce à la résistance, presque inexplicable, de ces braves, les assaillants n’avaient, ce soir du 21, réalisé qu’une très minime avance. Mais, le bois d’Haumont perdu à la nuit, ils pouvaient pousser en coin vers Haumont et, dès lors, Brabant, à la droite, et les bois à la gauche étaient menacés d’être tournés. Ici s’applique pour la première fois la méthode allemande : le trou fait, avancer l’épaule droite, puis l’épaule gauche.
Le général Bapst, commandant la 72e division, s’était rendu compte de cette situation périlleuse : il fallait reprendre le bois d’Haumont ; une contre-attaque était ordonnée, allait se déclencher ; l’ennemi nous prévint et avança sur Haumont en forces considérables. En même temps, le tir de l’artillerie recommençait, écrasant les bois, la veille si vigoureusement disputés. Les pertes allemandes avaient été, le 21, quatre fois supérieures à celles qu’avait prévues l’ennemi ; il entendait que pareille aventure ne se répétât point le 22.
C’est ainsi que le bois des Caures fut en quelque sorte encagé par un cercle de feu, puis soudain couvert de fer. Il était d’ailleurs tourné : Driant réunit ses lieutenants : il parlait de mourir sur place, puis revint à l’idée de sauver ses braves par une tentative désespérée de repli ;on forma trois petites colonnes ; à la sortie du bois, les mitrailleuses allemandes, déjà en position au sud-est de la lisière, les couchèrent par terre.
Près de Driant le chasseur Papin vient d’être frappé d’une balle. Driant tire de sa poche un sachet de pansement, bande le blessé et repart. Le sergent pionnier Jules Hacquin raconte :
Je venais de me laisser tomber dans un trou d’obus lorsqu’un sergent qui accompagnait le colonel Driant et le précédait d’un pas ou deux se laissa tomber dans le même trou que moi. Ce sergent, il me l’a dit après, se nommait Coisne, et appartenait au 56e Chasseurs.
Après l’avoir vu sauter dans le trou, j’ai vu nettement le colonel Driant sur le rebord même de ce trou d’obus faire le geste d’étendre les bras en disant : « Oh! là, mon Dieu ! >, puis faire un demi-tour sur lui-même et s’affaisser en arrière, face au bois.
De l’intérieur de notre trou, son corps allongé ne nous était plus visible à cause des terres rejetées tout autour.
Comprenant que le colonel venait d’être blessé, nous nous efforçâmes aussitôt, Coisne et moi, de dégager à l’aide de nos mains la terre qui nous masquait le colonel. Nous voulions le prendre sans sortir du trou d’obus et le déposer près de nous.
Dès qu’une ouverture fut suffisante, nous avons pu voir le colonel. Il ne donnait plus signe de vie, le sang lui coulait d’une blessure à la tête et sortait aussi par la bouche. Il avait le teint d’un mort et ses yeux étaient à demi fermés.
A ce moment, il pouvait être environ 16 h 30