Des semaines durant, les Allemands regroupent 600 000 hommes et un arsenal terrifiant de 3 millions d’obus de gros calibres. Car Falkenhayn en est sûr, c’est grâce à sa redoutable artillerie qu’il va vaincre la France, en lui imposant une épuisante guerre qui la conduira à demander la paix.
Dès le milieu du mois de décembre 1915, le GQG français dispose d’informations précises sur les préparatifs allemands, avec une incertitude de taille : le lieu choisi de l’offensive sera-t-il Amiens, Reims, Belfort ou Verdun ? En décembre 1915, les Allemands pensent encore à une attaque sur Belfort, la frontière suisse leur permettant de se garantir sur un flanc.
Pour les Alliés, la crainte de voir une offensive allemande se développer est pourtant contrebalancée par les perspectives ouvertes par la conférence de Chantilly, tenue du 6 au 8 décembre 1915. Cette dernière a planifié toutes les grandes offensives alliées prévues pour l’année 1916 à venir : la Somme en premier lieu, qui doit se dérouler au printemps ou au début de l’été, mais aussi l’offensive russe de Broussilov et celle des Italiens, sur l’Isonzo.
Dans ce contexte, le général en chef des armées françaises, Joseph Joffre, développe un certain scepticisme devant les rumeurs d’offensive allemande sur Verdun. Pourquoi l’incrédulité de Joffre ? A l’évidence, la préparation de l’offensive de la Somme mobilise toute son attention et il ne veut pas se laisser détourner de ses préparatifs. La bataille doit permettre de reprendre définitivement l’initiative sur l’ennemi après les déboires des différentes offensives françaises de l’année 1915 (Artois, Woëvre, Champagne).
Des signes avant-coureurs ont pourtant alerté les Français. On sait que le général Herr, commandant la Région fortifiée de Verdun, a fait savoir à ses supérieurs qu’il n’avait pas les moyens de faire face à une attaque allemande.
C’est surtout le gendre du général Boulanger, le lieutenant-colonel Driant, député de Nancy, qui se trouve à la tête de deux bataillons de chasseurs à pied au bois des Caures, qui a dénoncé la mauvaise préparation défensive de la place deerdun, le 1er décembre 1915. Court-circuitant Joffre en n’empruntant pas la sacro-sainte « voie hiérarchique », il en a averti directement la commission de l’armée de la Chambre des députés et le président de la République. On se doute que le généralissime n’a que très modérément apprécié la démarche !
Joffre répond de haut et affirme, le 18 décembre1915, à Gallieni, ministre de la Guerre, que trois ou quatre positions de défense existent bel et bien à Verdun, ce qui est loin d’être réellement le cas sur le terrain. En fait, au mieux, une seule ligne de tranchées existe, empêchant toute défense en profondeur, les autres n’étant qu’esquissées. C’est seulement le 23 janvier 1916 que Castelnau, chef d’état-major général, va vérifier sur le terrain l’état de préparation des défenses devant Verdun, avec cette exhortation incrédule de Joffre :
« Allez-y si vous voulez, mais ils n’oseront jamais nous attaquer à cet endroit du front. »
Si la météo l’avait permis, c’est d’ailleurs dès le 12 février 1916 que l’attaque allemande devait être lancée. Le trop mauvais temps vient concéder aux Français quelques jours de répit supplémentaire, qui leur permet de mettre en alerte les deux divisions du 20e corps, alors stationné près d’Epinal, et de pourvoir à quelques préparatifs défensifs d’urgence.
Les Allemands ont choisi d’attaquer à Verdun, espérant soit crever là notre front, soit fixer autour de de cette ville l’essentiel de la défense française, mieux encore, aspirer nos réserves et, les ayant dissoutes sous le feu d’une artillerie colossale, nous contraindre, sous le formidable choc moral d’une défaite à dimension historique, à solliciter l’armistice.
Et il est vrai que Verdun peut tenter l’assaillant.
La ville est protégée par de nombreux forts anciens qui lui font une réputation imméritée d’invincibilité. Le plus souvent, il n’existe plus de garnisons dans les forts et l’artillerie en a été retirée lorsqu’il s’est agi, en 1914, en 1915, de faire flèche de tout bois, de toute arme, aussi démodée fût-elle.
La région a toujours été relativement paisible. Dans leur offensive d’août 1914, les Allemands se sont arrêtés au pied des premiers forts et Verdun a servi de pivot à toute la défense française.
Le front est resté ensuite ce qu’il était. Du côté français, il présente un saillant que les Allemands peuvent, s’ils le veulent, attaquer de trois côtés, en face duquel ils ont rassemblé pour l’offensive non seulement de nombreuses troupes, mais surtout six cent quarante canons lourds modernes auxquels ne peuvent s’opposer que cent quarante pièces souvent anciennes.
Circonstance encore plus fâcheuse : alors que l’ennemi bénéficie d’un excellent et très dense réseau routier et ferré, nous n’avons à notre disposition, pour alimenter la bataille, qu’une seule route et un seul chemin de fer à voie étroite. Encore, aux abords sud-ouest de Verdun, ces deux voies convergent-elles dangereusement vers une sorte de goulot « le couloir de Regret » déjà sous le feu de l’artillerie allemande.
Alors que tout facilite l’offensive, la défense est négligée.
Ecrivant plus tard l’histoire de la bataille de Verdun, le Maréchal se montrera très dur pour le Verdun d’avant Pétain. Selon lui et peut-être, instinctivement, force-t-il la note : « L’activité militaire y paraissait moins grande en 1915 qu’à l’époque de la paix. Les forts se dressaient silencieux et comme abandonnés. Entre les forts et au-delà, ce n’était que délabrement : des tranchées innombrables et en grande partie écroulées, des fils de fer déchiquetés, couvrant de leurs inextricables réseaux les bois dépenaillés des Côtes-deMeuse et les plaines boueuses de Woëvre ; des chemins et des routes transformés en fondrières ; des matériels épars, dont les bois pourrissaient et dont les métaux se rouillaient sous les pluies… »
Il est bien évident que l’optimisme de Joffre affirmant le 19 février : Toutes nos précautions sont prises. était parfaitement hors de propos. Car c’est au dernier instant que les inquiétudes ministérielles, les cris d’alarme poussés enfin par le général Herr (mais il est vrai que tous les généraux réclament des renforts), les « signes » lus du ciel finiront par être entendus. Le 20 février, le 20e corps d’armée est enfin acheminé vers Bar-le-Duc.
La tragédie est pour demain.