Les rescapés de Nuremberg

Les sept rescapés du procès, condamnés à des peines de prison sont : Dônitz, dix ans, Neurath, quinze ans, Schirach, Speer, vingt ans, Raeder, Funk, Hess, prison à vie.

Les rescapés de Nuremberg se concentrèrent sur le jardinage

Ce n’est qu’après d’interminables discussions que les Alliés avaient pu se mettre d’accord sur un lieu de détention susceptible de donner à peu près satisfaction à tout le monde. Le choix finit donc par se porter sur Spandau, en secteur britannique, dans l’ancienne capitale du Reich, soumise à l’administration des quatre. La prison, vidée de tous ses détenus, serait soumise à un directoire de quatre officiers britannique, américain, français et soviétique.
Dès leur arrivée, les détenus prirent connaissance d’un règlement qui devait être scrupuleusement appliqué : « Les prisonniers seront emprisonnés et gardés conformément au jugement du tribunal international de Nuremberg. Ils seront appelés par leur numéro matricule de condamné et en aucun cas par leur nom. » Pour la circonstance, Schirach devint donc le n° I, Dônitz, le n° 2, Neurath, le n° 3, Raeder, le n° 4, Speer, le n° 5, Funk, le n° 6 et Hess, le Führer adjoint, se retrouva avec le n° 7.
Le régime est rigoureusement cellulaire et l’emploi du temps minutieusement fixé. Lever à 6 heures, toilette à 7 h 30… Le règlement est précis : « Au réveil, le matin, le prisonnier se lèvera immédiatement et rangera son lit. Il s’habillera ensuite jusqu’à la ceinture, se lavera entièrement, se brossera les dents et se rincera la bouche… » Après le petit déjeuner, travail de 8 heures à 11 h 30. Une heure pour le déjeuner, puis repos jusqu’à 13 heures. Ensuite, travail jusqu’à 17 heures. Enfin, repos, dîner et coucher à 22 heures. Il est bien spécifié qu’il est interdit aux prisonniers « de faire du bruit, de crier, de siffler, de chanter, de jouer et même de s’approcher de la fenêtre ». En outre, « les prisonniers ne parleront ni ne communiqueront entre eux ni avec d’autres personnes, un prisonnier ne peut avoir en sa possession aucun objet sans en avoir reçu l’autorisation à cet effet ».
Par mesure de sécurité, un coiffeur vient les raser tous les deux jours. Les changements de cellule sont fréquents et pour éviter toute tentative de suicide par morceau de verre ou électrocution, les ampoules sont protégées par un grillage.
La question du travail se révéla particulièrement épineuse pour le directoire de la prison. Finalement, après d’âpres discussions, on décida que les prisonniers se consacreraient au jardinage. « Nous avons dégagé près de 9 000 mètres carrés de véritable forêt vierge, devait dire Rudolf Hess, de mauvaises herbes centenaires qui nous montaient jusqu’aux hanches et même plus haut. Nous avons ôté d’énormes racines, retourné la terre, arrangé partiellement en jardin tout ce terrain inculte… Ce que nous avons pu transpirer !… Mais pour sept hommes dont deux avaient dépassé soixante-dix ans, c’était une assez belle performance ! »
Mais il y avait l’hiver, les journées de pluie… Le travail se déroulait alors dans l’intérieur de la prison et les prisonniers collaient des sachets, pendant des heures, avec des gestes d’automate. Il s’agissait ensuite de meubler les moments de repos. Une seule ressource : la lecture. Les prisonniers disposaient d’une bibliothèque soigneusement expurgée d’ouvrages ayant trait à la guerre, même la première, à la politique, aux problèmes contemporains. Restaient les grands classiques.
les détenus ne tardèrent pas à inventer un moyen pour communiquer entre eux et se mettre au courant des différentes nouvelles qui, malgré les interdictions, leur parvenaient de l’extérieur. Pendant le travail, un prisonnier était autorisé à faire la lecture à haute voix. Sans changer de ton, Schirach osa un jour, en présence d’un gardien soviétique, s’adresser aux autres, leur communiquant les noms des directeurs de la prison. Les jours suivants, Raeder annoncera les débuts de la « guerre froide » et Schirach récitera même des poèmes. Le pasteur Schantz pourra dire, en 1952: « Bien qu’il soit strictement interdit de faire aux prisonniers des communications de nature politique, rien, en fait, n’est ignoré par eux. »
Les détenus avaient la possibilité d’écrire à leurs proches une lettre par mois de 1 300 mots au maximum. Mais il leur était interdit de dévoiler leurs conditions de détention et d’insister sur leur état de santé. C’est ainsi que Neurath se vit interdire de parler de sa maladie, mais l’administration avertit sa femme et sa fille qu’en cas de décès elles seraient prévenues dans le plus bref délai. Rudolf Hess donna beaucoup de fil à retordre aux services de la censure, avec sa manière d’user, dans sa correspondance privée, d’une « ligne de rire », cette ligne se traduisait sur sa machine par une file de VVVV. On croyait y découvrir des messages secrets et sa femme reçut à plusieurs reprises la visite de la police allemande. En fait, tout passage tant soit peu inquiétant était barré, voire purement et simplement découpé, quand la lettre n’était pas tout bonnement jetée au panier

Dans l'ancienne salle d'exécution

A partir de décembre 1947, les prisonniers commencèrent à recevoir des visites, au rythme d’une tous les deux mois et d’une durée maximum de quinze minutes. Là encore le règlement était strict : « Un seul visiteur à la fois ou un visiteur accompagné d’un enfant de moins de seize ans. Les conversations se dérouleront en la présence permanente d’un ou plusieurs gardiens. Les conversations doivent avoir lieu en allemand. Les signes, les gestes sont interdits. Tous les visiteurs font l’objet d’une fouille. »
Les entretiens se déroulaient dans un parloir coupé en deux par un mur, avec au milieu, une ouverture garnie d’un épais grillage. Dans le dos du prisonnier, une fenêtre aveuglait le visiteur. Neurath, avec la venue de sa fille, fut le premier à bénéficier de cette possibilité. Mais les épouses de Raeder, de Speer ou de Dônitz, qui se débattaient dans de sérieuses difficultés financières, ne purent rendre visite à leur mari qu’en moyenne une fois par an. Quant à Hess, il a toujours refusé de recevoir qui que ce fût.
De tous les détenus, Neurath était certainement celui qui bénéficiait de la plus grande sympathie de la part de ses gardiens. « C’était un authentique gentleman, devait dire le pasteur Schantz. Il était d’une correction et d’une bonté vraiment exemplaires. » Sa maladie contribuait encore à renforcer ce courant de sympathie. Neurath, âgé de soixante-dix-sept ans en 1950, souffrait de troubles cardiaques. Il ne voyait pratiquement plus et lisait peu. Malgré tout, il ne cessait de s’accrocher à la vie et caressait l’espoir de mourir dans sa famille.
Funk était, lui aussi, un grand malade et il dut subir une grave intervention chirurgicale dans l’ancienne salle d’exécution, transformée pour la circonstance en salle d’opération. Excellent musicien, son grand plaisir était l’harmonium de la petite chapelle improvisée de la prison. Il composa même une Sonate fantôme à Spandau. Sa maladie était à l’origine de violentes crises de colère et il répétait souvent : « Si je suis à Spandau, c’est à cause de Himmler. »
Raeder, quant à lui, ne jouissait guère de l’estime de ses gardiens. Pourtant, il observait rigoureusement le règlement et sa cellule était parfaitement nettoyée. Pour sa fille, ce comportement s’expliquait facilement : « C’était un soldat. Il avait été élevé dans une discipline de fer et il lui fut donc tout naturel de se soumettre au règlement de Spandau. Cette soumission n’a rien à voir avec une éventuelle acceptation d’une condamnation injuste. Ce n’était que le respect d’une règle qui avait dominé sa vie. »

Veuve du régime nazi

En fait, l’isolement, les crises d’humeur de Raeder s’expliquaient surtout par ses inquiétures à l’égard de sa famille. Pendant cinq ans, il resta sans nouvelles de sa femme, que les Soviétiques, pour des raisons obscures, avaient arrêtée et déportée. Enfin, en 1953, une terrible épreuve lui était réservée, la mort de son fils âgé de vingt-neuf ans, des suites d’un cancer. C’est dans la religion que l’ex-grand amiral trouva les moyens de surmonter ses épreuves : « J’ai bien souvent pensé avec reconnaissance à mes anciens maîtres et à mes parents qui m’ont donné une solide foi religieuse comme ferme appui pour toute une vie. Elle m’a préservé du désespoir. »
Le comportement de Dônitz était assez différent. Tous les témoins s’accordent à constater sa rigueur, sa fermeté et sa dignité. Pour le pasteur Nicola, c’était « un gentleman parfait et un peu distant ». D’après Vancil, « il ne se plaignait que de l’oisiveté. Il était toujours très digne dans son comportement ». « J’ai toujours eu de la sympathie pour Dônitz, devait ajouter le pasteur Schantz, mais c’était tout de même le plus fanatique de tous. Pas d’une manière morbide comme Hess, mais par raison, par réflexe de défense. Ils ne m’auront pas, devait-il penser, je ne plierai pas. » On le soupçonnait enfin de nourrir des ambitions politiques, d’entretenir une correspondance secrète avec des éléments d’extrême droite. Le fait qu’il eût été nommé à la succession de Hitler continuait à peser sur lui. Pour Dônitz lui-même, la réponse à son attitude était simple : « Un proverbe allemand dit qu’il ne faut pas se perdre soi-même ; c’est ce que j’ai essayé de faire en me montrant très réservé, c’était le seul moyen. »
Parmi les détenus, Schirach et Speer étaient de loin les plus jeunes. Mais leurs réactions furent totalement différentes. Schirach supporta fort mal la détention. Il passait pour un lettré et un mélomane, mais également pour un être vaniteux et instable. « S’il est revenu de ses erreurs politiques, devait dire un gardien, il n’est pas totalement guéri de ses illusions de grandeur, il a parfois des poussées d’arrogance. » « Il rêve toujours d’inventer un système d’éthique pour la jeunesse », ajoutait le docteur Gueroult.
Il est cependant probable que le divorce demandé par sa femme en 1950 contribua à aggraver ce déséquilibre. Il ne s’en remettra jamais complètement. « Je ne me suis pas séparée de mon mari, devait dire Mme Schirach, parce qu’il était dans une situation difficile. J’étais une veuve du régime nazi bien avant Spandau, car Baldur était marié au nazisme et à la jeunesse hitlérienne. Il est faux de dire que je le considère comme un criminel de guerre. C’est un idéaliste beaucoup trop bon pour faire de la politique. »
Finalement, le seul à accepter son sort et à en tirer un enseignement fut Speer. Il admettait une part des responsabilités et considérait son emprisonfiement comme juste. Dans une lettre à sa fille, il déclara : « Je me sens responsable de tout ce qui s’est passé à cette époque, même si cela ne me concernait pas, même de ce que j’ignorais. Quand, en 1939, je dus comprendre clairement que les projets de Hitler menaient à la guerre, qu’il haïssait les juifs et les persécutait, j’étais à bien des égards prisonnier de lui. Il y a quelquefois dans la vie d’un peuple un phénomène de suggestion collective. Et puis il y avait pour moi personnellement quelque chose bien fait pour exclure toute critique, si j’avais voulu en exprimer. Imagine-toi que j’avais, en tant qu’architecte, à trente-deux ans, les plus beaux contrats que l’on pût rêver. Comme Hitler le disait à ta mère : « Votre mari peut construire des bâtiments comme on ne l’a plus fait peut-être depuis deux mille ans. »
Tout au long de sa détention, Speer ne ménagera rien pour rester en forme : sport, jardinage, travail intellectuel. « En sortant d’ici, j’aurai soixante ans, ma vie ne devrait pas être finie. »

Toujours exact au rendez-vous

Les sept rescapés du procès, condamnés à des peines de prison : Dônitz, dix ans, Neurath, quinze ans, Schirach, Speer, vingt ans, Raeder, Funk, Hess, prison à vie.

Il fallut finalement attendre 1952 pour constater un assouplissement. Visites mensuelles de trente minutes, projecteurs des cellules remplacés par des ampoules, facilités accordées au culte, diffusion de journaux. La mort de Staline, l’accession au pouvoir de Malenkov, certaines avances soviétiques à destination de l’Allemagne fédérale confirmèrent cette tendance et ouvrirent même la voie aux premières libérations. Le premier à en bénéficier fut Neurath, qui sortit de Spandau le 6 novembre 1954. Il avait purgé huit années d’emprisonnement sur quinze. Sa libération provoqua en Allemagne des manifestations inquiétantes, auxquelles Heuss et Adenauer s’associèrent par des télégrammes de félicitations. Le vieux diplomate devait mourir vingt mois plus tard.
En septembre 1955, ce fut au tour de Raeder. Là encore, le monde entier s’interrogea sur les raisons de cette mansuétude inattendue des Soviétiques, survenue, il est vrai, après la visite d’Adenauer à Moscou. Le vieil amiral fit lui aussi l’objet d’une réception chaleureuse. Tout le monde s’attendait alors à la libération de Dônitz, condamné à dix ans d’emprisonnement seulement. En fait, le successeur de Hitler purgea sa peine jusqu’au dernier jour et les Alliés refusèrent même de tenir compte des mois de détention préventive. Il ne sortit de Spandau que le ler octobre 1956. Ce « traitement de rigueur » semble s’expliquer par les réactions des Britanniques, qui n’avaient pas oublié la guerre sous-marine à outrance, et des Soviétiques, qui n’avaient pas pardonné les quelques semaines de prolongation de la guerre, ce qui avait permis à nombre de réfugiés et de soldats allemands de passer à l’ouest. Remis en liberté, Dolinitz se contenta de déclarer : « Maintenant, ma tâche est de me tenir tranquille. Un homme comme moi, qui a été coupé du monde pendant onze ans, ne peut porter aucun jugement sur les conditions de la vie extérieure. » L’année suivante, la libération anticipée de Funk passa presque inaperçue. H mourut en 1960 d’une crise cardiaque.
Il ne restait donc plus que trois prisonniers à Spandau, les 7, 1 et 5, Hess, Schirach et Speer. Pour certains augures, leur libération n’était plus qu’une question de mois. Les Alliés ne pouvaient conserver un système aussi lourd, aussi anachronique, pour trois hommes seulement.
Il n’en fut rien. Speer et Schirach accomplirent leur peine jusqu’au bout, dans des conditions plus supportables peut-être, en raison d’habitudes acquises par des années de routine. Ils ne sortirent de Spandau qu’une fois les vingt ans fatidiques écoulés.
Vingt-cinq ans après la fin de la guerre, Rudolf Hess (haut) resta donc le seul pensionnaire d’un immense établissement destiné à plus de 500 détenus. Il se suicida en 1987, à 93 ans.

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