Paul Deschanel, un bizarre président de la République

En janvier 1920, il est élu président de la République française par 734 voix sur 868 (Clemenceau, mis en minorité lors d’un vote préalable au Sénat, ne s’était pas présenté). Dans son message aux Chambres, il insiste sur la nécessité de maintenir les alliances françaises, particulièrement avec l’Angleterre. Il prépare activement la reprise des relations diplomatiques avec le Vatican. Il entreprend une série de voyages officiels. C’est au cours de l’un d’eux qu’a lieu, dans la nuit du 22 au 23 mai 1920, soit à peine cinq mois après son élection, l’accident spectaculaire : par suite d’un « réveil incomplet », il bascule par la baie de son compartiment. Malgré un court repos, il présente des signes de dépression nerveuse sans altération intellectuelle et son état s’avère incompatible avec les exigences de sa charge. Il prend la décision, sur l’avis très pressant de ses médecins, d’adresser aux Chambres, le 21 septembre 1920, son message de démission

L'état de dépression de Paul Deschanel

Ses familiers connaissaient depuis longtemps la nervosité de Deschanel. Les mémorialistes nous l’ont décrit piaffant, saccadé; ils se sont étonnés de son animation extraordinaire et probablement maladive, de ses gestes tragiques, de ses grands éclats de voix (Poincaré en 1917). Mais, à la veille de son élection, ces manifestations fébriles se sont accentuées.
Léon Bailby a raconté la visite qu’il lui rendit un soir à la présidence de la Chambre, alors que l’élection de Clemenceau semblait probable. Deschanel était dans son cabinet de travail, une immense pièce où régnait l’obscurité, trouée seulement par la lumière d’une lampe de
bureau qui, par réflexion sur le papier blanc, donnait à son visage une pâleur sépulcrale. Comme s’il siégeait à son fauteuil du Palais-Bourbon, il parlait d’une voix forte, trop forte pour cette pénombre et cette solitude, s’emballant à détailler Clemenceau, son état physique, sa mauvaise circulation, l’eczéma qui l’obligeait à ne montrer en public que des mains gantées de filoselle, et finissant par s’écrier, tout abandonné à un furieux élan oratoire :
Il ne sent plus ses mains. Il ne sent plus ses pieds. Et il aspire à régner.
A peine l’élection acquise, Deschanel passe brusquement, selon un processus bien connu, de son état d’excitation à un état de dépression caractérisé par une mélancolie anxieuse, auquel on donne couramment le nom de neurasthénie.
Les signes en sont immédiats. Au sortir même du scrutin, dans la voiture qui le ramène, il s’écrie, tragique :
Ce peuple m’acclame et je ne suis pas digne de lui.
Peu après, recevant les parlementaires dans son bureau de l’Elysée, il lance d’une voix emphatique, en ouvrant les bras : Ces murs m’écrasent…

Les bizarreries présidentielles de Paul Deschanel

Elles deviennent publiques lors des voyages officiels. Le 1er mars, à 8 heures, le président arrive à Bordeaux. Toute sa suite descend du train vêtue de l’habit et coiffée du haut-de-forme ; ainsi en a décidé le chef de l’Etat qui restaure les usages du temps de Carnot et de Félix Faure pour redonner un peu de lustre à ses fonctions. Sur les allées de Tourny, il décore officiers et mutilés. On s’étonne de la chaleur des félicitations qu’il leur prodigue et des gestes excessifs dont il les accompagne. Il s’écrie devant un aveugle :
Mon ami, vous ne me voyez pas, mais vous allez sentir battre mon coeur.
Et il le serre dans ses bras. Puis il embrasse, comme avec passion, un malheureux mutilé à la face repoussante.
Avant que le banquet offert à l’hôtel de ville soit terminé, il sort, suivi de quelques officiels, en faisant signe de se rasseoir aux convives étonnés qui se lèvent. On fait savoir discrètement que « le prince héritier d’Espagne venant d’arriver à Bordeaux, le président a décidé aussitôt d’aller le saluer ». La venue du prince héritier était en effet prévue, mais Deschanel a pris sur l’horaire une avance qui, elle, ne l’était pas.
En avril, les fantaisies présidentielles s’aggravent au cours d’un voyage sur la Côte d’Azur.
Lors d’un banquet servi dans le hall du casino de Nice, le moment venu de répondre aux discours, Deschanel contourne la table d’honneur dressée sur une estrade, s’arrête devant le public et prend pour parler une attitude théâtrale. Le couplet de rigueur sur Nice et les Niçois lui vaut des applaudissements si chaleureux qu’il croit devoir le bisser !
Le lendemain, à Cannes, de même qu’à Bordeaux, il quitte le banquet avant la fin, sous prétexte qu’il est temps de se rendre à Monte-Carlo. Un incident plus grave marque l’arrêt à Cap-Martin où le maire exprime au président son regret de ne le voir s’arrêter que brièvement.
J’y reviendrai, j’y reviendrai, répond Deschanel.
Ses traits se sont tendus, il tourne la tête d’un côté à l’autre, fixe son regard sur certains assistants et, à la stupéfaction générale, poursuit en enflant la voix :
J’y reviendrai, mais seul, tout seul, sans personne, car aujourd’hui je suis entouré de policiers.
A Menton enfin, on le voit marcher d’un pas saccadé entre les deux haies de gens qui l’acclament, ramasser dans la boue les fleurs qu’on lui jette et les relancer à la foule en les accompagnant de baisers.
Ces fautes de goût et ces manques de tact, si surprenants de la part d’un homme d’éducation parfaite, doué au plus haut degré du sens des nuances, s’ils inquiètent l’entourage présidentiel, demeurent encore ignorés du grand public, sauf là où ils se produisent. Pour une fois discrète, la presse n’en dit mot. Ce ne sont d’ailleurs que menus incidents. Le troisième voyage officiel de Deschanel va être, lui, interrompu par un accident pénible qui devra à un hasard miraculeux de n’avoir pas d’issue tragique.

Paul Deschanel tombe d'un train en marche

Le président doit inaugurer le 23 mai, à Montbrison, un monument. Grippé, il a renoncé à son voyage, mais il revient sur sa décision dans l’après-midi du 22. Le soir, le train qui l’emmène quitte la gare de Lyon à 21 h 30. Il comprend cinquante-quatre personnes. Le lendemain à 4 h 58, à Moulins où le convoi s’arrête une minute, un employé de la gare remet à l’un des agents qui font partie de la suite un message téléphonique ainsi conçu : « Un individu est tombé du train présidentiel. » On ne prête pas grande attention à cette invraisemblable information. A Saint-Germain-des-Fossés, où l’on arrive à 5 h 44, nouveau message : « Un voyageur disant être M. Deschanel est tombé du train présidentiel. » Cette fois, sans prendre au sérieux, dans la forme où elle est transmise, cette histoire de fou, on décide de faire un appel dans les compartiments et l’on constate que le train comprend toujours cinquante-trois voyageurs, soit cinquante-quatre avec le président que, bien entendu, on n’a pas dérangé.
A Roanne, à 7 h 5, le bruit se répand, d’abord accueilli par l’incrédulité générale, que Deschanel est tombé du train. Son valet de chambre, Julien Drouet, vient d’aller trouver le commandant Féquant, de la maison militaire.
Hier soir, lui a-t-il raconté, j’ai quitté le président vers 10 heures, après lui avoir donné son cachet habituel — un hypnotique. Je suis allé le réveiller à 7 heures comme il m’en avait donné l’ordre. J’ai frappé plusieurs fois à la porte et, n’ayant pas obtenu de réponse, je suis entré dans la cabine. Elle était vide. Le cabinet de toilette et le bureau aussi.
Or le commandant Féquant occupe un compartiment par lequel on doit passer pour entrer ou pour sortir de l’appartement présidentiel (cette disposition a été conçue par mesure de sécurité). Le commandant Féquant a aussitôt vérifié les dires du valet de chambre, constaté que les vêtements et les chaussures du président n’avaient pas disparu, mais aussi que la baie vitrée était grande ouverte.
Au cours de la nuit, vers 23 h 55, le cheminot André Rateau, garde-barrière au kilomètre 110, avant Montargis, en accomplissant sa ronde, a aperçu dans l’obscurité une forme humaine vêtue de couleur claire. C’était un homme en pyjama, la figure tuméfiée, l’air inconscient, qui s’avançait pieds nus. Le cheminot l’a entraîné vers sa maisonnette. L’homme en pyjama s’est laissé faire, se contentant de lui dire en cours de route :
Mon ami, je vais vous étonner. Vous ne me croirez pas… Je suis le président de la République.
Et comme le cheminot, supposant qu’il avait affaire à un dément, ne lui répondait pas, l’homme en pyjama a repris par deux fois :
Je vous assure que je suis le président de la République.
Arrivé chez lui, le garde-barrière a réveillé sa femme. A eux deux, ils ont soigné leur hôte inattendu et l’ont couché dans le lit conjugal.
Je voyais bien, racontera la femme le lendemain, que c’était un monsieur ; il avait les pieds si propres…
Alertée par le cheminot, la gare de Montargis a envoyé un médecin qui, après avoir pansé les ecchymoses et les écorchures de l’accidenté, est revenu à l’aube et a alors reconnu le président Deschanel. Ainsi s’explique le second message téléphonique reçu par la gare de SaintGermain-des-Fossés.
A Roanne, il faut bien se rendre à l’évidence. La première émotion passée, et le valet de chambre Julien Drouet gardé à vue en attendant que l’affaire soit éclaircie, le ministre de l’Intérieur Steeg, qui fait partie du voyage, décide de poursuivre la route sur Montbrison où, à la déception générale, l’inauguration a lieu sans Deschanel

La démission et la mort de Paul Deschanel

La Constitution n’a pas prévu de vice-président qui puisse remplacer le président en cas d’empêchement de ce dernier. Le chef de l’Etat n’a pas le droit d’être malade.
Si j’ai un panaris, disait Loubet, toutes les affaires de l’Etat sont arrêtées.
Aussi essaie-t-on de soigner Deschanel tout en le laissant remplir son rôle. C’est vouloir concilier les inconciliables.
Les mois de juillet et d’août s’écoulent à Rambouillet sans trop de difficultés. Le président se remet à sa tâche, s’efforce de la remplir en conscience jusqu’au moment où, abandonné à son anxiété, il refuse de signer les pièces qui lui sont soumises.
C’était devant moi, dira-t-il plus tard, comme un trou noir dans lequel je suis tombé. Il me semble que je reviens d’un lointain, d’un très lointain voyage.
Des accidents pénibles surviennent. Un jour que, après avoir reçu à déjeuner deux parlementaires, il se promène avec eux dans le parc, tout à coup, alors que sa conversation n’a cessé d’être normale, il s’éloigne d’eux et s’approche d’un arbre auquel il essaie de grimper.
Le 10 septembre, le président est victime d’une nouvelle impulsion. A 6 heures du matin, il descend à demi vêtu dans le parc, échange quelques mots avec un employé du château qui pêche à la ligne, puis entre dans l’eau jusqu’à mi-corps… L’employé va donner l’alarme. On détache une barque et l’on rejoint le président. Inconscient de l’endroit où il se trouve, il s’étonne d’avoir froid. Ramené dans sa chambre, il a oublié sa fugue.
Il faut bien désormais se rendre compte que les demi-mesures ne suffisent plus. La démission qui était envisagée depuis plusieurs mois s’impose, afin que le président puisse suivre un traitement incompatible avec l’exercice de son mandat. Il se laisse convaincre et accepte de rédiger un message aux Chambres qui est lu le 21 septembre :
« … Mon état de santé ne me permet plus d’assumer les hautes fonctions dont votre confiance m’avait investi lors de la réunion de l’Assemblée nationale le 17 janvier dernier. L’obligation absolue qui m’est imposée de prendre un repos complet me fait un devoir de ne pas tarder plus longtemps à vous annoncer la décision à laquelle j’ai dû me résoudre. Elle m’est infiniment douloureuse et c’est avec un déchirement profond que je renonce à la noble tâche dont vous m’avez jugé digne. »

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