L’enquête démarre sous les meilleures auspices. Vers 18 heures, l’arme du crime est découverte dans la Durance. Il s’agit d’une carabine américaine. Une heure plus tard, dans la cour de la Grande Terre, le commissaire Sébeille improvise une conférence de presse :
« L’arme va parler. L’assassin nous regarde. » Journalistes et policiers sont persuadés que le criminel tombera dans les jours suivants.
A l’époque, un crime de ce genre était automatiquement dévolu à la police judiciaire, en l’occurrence à la brigade mobile de Marseille. Ce service manda sur place une équipe dirigée par le commissaire Edmond Sebeille assisté de plusieurs inspecteurs chevronnés, qui avaient habituellement en charge les crimes de sang
Ce jour-là, achevant quelques tâches administratives à Marseille, Sebeille et ses hommes étaient arrivés à Lurs avec quelque retard. La polémique qui en naquit fut vite aplanie, la guerre des polices n’étant pas encore de mode. Les gendarmes avaient accompli leur mission de préservation des lieux dans toute la mesure du possible. Car, avant leur arrivée, les objets et les corps mêmes avaient été manifestement déplacés. Or, les constatations sur les lieux d’un crime doivent être méthodiques et minutieuses. Elles permettent par la suite de corroborer des témoignages ou les aveux des auteurs. Là, le commissaire comprit aussitôt qu’il en tirerait difficilement des indications de nature à donner une orientation aux recherches. Les policiers marseillais n’en prospectèrent pas moins le terrain de camping et ses environs. Près de la tente se trouvaient les cadavres des parents tués par balles.
La gamine, elle, avait été tuée à une vingtaine de mètres plus loin près d’un pont enjambant la Durance. Son crâne avait littéralement éclaté sous des coups assénés vraisemblablement avec la crosse de l’arme ayant servi à tuer les parents. Des écailles de bois provenant d’une crosse se trouvaient dans les blessures.
Il était évident dès l’origine que ce crime était mystérieux et que son élucidation serait laborieuse. Les policiers dirigèrent naturellement leurs premières investigations vers les seuls voisins, la famille Dominici. Le père, Gaston, vieux paysan robuste, type même du patriarche, était flanqué de son épouse surnommée la sardine. Ils avaient deux fils, Gustave et Clovis, hommes d’âge mûr mais encore soumis plus que de raison à l’autorité paternelle. Il était impossible que ces gens-là n’aient pas entendu les coups de feu dans le silence de la nuit campagnarde. Bien sûr ils les avaient entendus ! Mais cela n’était pas rare… des braconniers sans doute… et ils s’étaient tous rendormis. Cette version n’était pas satisfaisante pour Sebeille qui rechercha d’autres témoins, passants, rares il est vrai en ces lieux, automobilistes, mais la route était peu fréquentée la nuit, autrement dit sans succès.
Cependant, le triple crime de Lurs faisait du bruit ! Les quotidiens y consacraient de pleines pages avec photos à l’appui et chacun y allait de son hypothèse : la « qualité » de l’Anglais ne suggérait-elle pas une affaire d’espionnage ? Les trois victimes n’avaient-elles pas été suivies depuis leur pays ? Compte tenu de l’action de la Résistance dans le secteur pendant la guerre ne s’agissait-il pas d’un ultime règlement de compte à propos d’un parachutage ? Ou bien un rôdeur peut-être, un de ces chemineaux qui traversaient le pays à longueur d’année, leur baluchon sur l’épaule ? Sebeille ne se laissait pas entraîner sur ces pistes aléatoires et il raisonnait. Avant d’aller chercher si loin il faisait porter ses efforts sur ceux qui étaient proches, les Dominici, dont dès l’origine il suspecta la franchise. Peut-on parler de « flair » à propos de ce sentiment qui aiguillonne un policier vers un suspect plutôt que vers un autre ?
Le commissaire avait du métier et il avait élucidé quelques dizains de ces crimes ruraux dont il pouvait encore citer de mémoire des détails. Il ne négligeait rien et mettait en œuvre une méthode faite de patience et de harcèlement lorsqu’il sentait qu’un suspect se dérobai. Un élément capital aiguisa sa perspicacité : la découverte de l’arme du crime. Les inspecteurs fouillant près du pont qui avait vu mourir la gamine étaient descendus dans le lit de la Durance et, dans l’eau courante, en avaient sorti une carabine. Il s’agissait d’une arme de marque américaine une « Rock Ola ». Le canon était séparé de la crosse par une cassure. Les écailles de bois retrouvées sur la tête de la fillette correspondaient bien aux morceaux manquants à la crosse. Elle avait bien servi à fusiller les deux adultes et à massacrer la jeune fillefimportance de cette découverte devait être complétée par l’identification de son propriétaire. Mais c’était là une autre affaire ! On vit alors le commissaire courir le pays pour présenter son arme aux uns et aux autres et bien entendu aux Dominici. Gaston, « le Vieux », ne broncha pas : il n’avait jamais vu cette arme… Par contre Gustave resta atterré devant le fusil et ne put réprimer un cri : « c’était celle du père qu’il cachait dans la grange ». Or, il n’y avait plus d’arme dans la grange. L’aveu du fils fut vite rétracté cependant. N’était-ce pas un crime de lèse-patriarche pour ce fils d’accuser le père ?