Cité tentaculaire, métropole de toutes les voluptés, moderne Babylone à la réputation bien établie de corruption, Rome au Ile siècle est une ville étonnante où la démesure de tous les désirs, de toutes les tentations semble chose ordinaire. Les premiers écrivains chrétiens n’ont pas manqué de dénoncer violemment et sans doute avec quelque exagération cette atmosphère trouble de dépravation qui régnait dans la capitale de l’Empire, prenant en cela la suite des poètes satiriques du début du Ile siècle, Martial et Juvénal. Dans des pages hautes en couleurs, ils avaient su traduire la fascination que les perversions des moeurs et des coutumes de cette cité cosmopolite exerçait sur leurs contemporains.
Une foule mélangée et colorée envahit dès le matin les rues de Rome. Ceux qui, pour se rendre à leurs affaires, traversent la ville sans avoir les moyens de se faire transporter en litière, se mêlent aux camelots, aux mendiants, aux coupe-bourse et à tous ceux qui sont à l’affût d’un mauvais coup. Les marchands de saucisses et de bouillies de pois chiche avec leurs éventaires fumants se fraient péniblement un chemin au milieu des pauvres hères qui proposent à même le pavé de la vaisselle ébréchée découverte sans doute dans quelque tas d’ordure, des chanteurs des rues qui braillent d’une voix éraillée un air à la mode, des enfants dressés par leur mère à mendier en agrippant le manteau des passants, des faux naufragés qui tentent d’apitoyer les crédules en brandissant un panneau peint représentant le naufrage où ils sont censés avoir perdu tous leurs biens.
C’est autour du Grand Cirque ou dans les ruelles de Subure que le spectacle est le plus animé. Là se sont donné rendez-vous tous les charlatans et les artistes ambulants. Des funambules marchent sur une corde raide, un équilibriste exécute des tours d’adresse au sommet d’une perche, de pitoyables animaux savants vêtus d’oripeaux imitent les activités humaines sous les rires des badauds. Près des arches du Cirque, les devins donnent des consultations, ces mages qui prétendent posséder les secrets immémoriaux des sages orientaux et que l’on vient consulter pour savoir l’avenir.
C’est l’heure où, devant la porte des riches demeures, commence à s’allonger la file des clients venus chercher leur sportule, panier contenant des plats préparés pour le repas du soir. Tous les plébéiens citoyens romains, 200000 bénéficiaires à l’époque d’Auguste, reçoivent de l’empereur des distributions mensuelles de blé. Mais cela ne suffit pas à nourrir une famille. Aussi chaque Romain est « client » d’un plus puissant que lui dans la hiérarchie sociale. Le devoir du client envers son « patron » consiste à venir chaque jour le saluer chez lui. En échange, le patron lui donne la sportule. Chacun y trouve son compte, le patron pour lequel le nombre des clients est signe de richesse et d’honorabilité, le client oisif qui se procure ainsi sa subsistance quotidienne. D’ailleurs les clients les plus modestes s’arrangent pour cumuler plusieurs patrons.
Il est d’usage de venir chercher sa sportule revêtu d’une toge blanche, la marque de la citoyenneté. Des bousculades se produisent souvent parmi ceux qui attendent dans la rue. Pourtant, un protocole règle l’accès à la maison du patron. Chacun entre selon son rang dans la société, les sénateurs avant les chevaliers, les chevaliers avant les simples citoyens, les citoyens avant les affranchis. Mais il y a des resquilleurs: un client se fait accompagner de sa femme enceinte pour passer le premier, un autre est suivi d’une litière vide et prétend qu’à l’intérieur dort son épouse malade. Dès que la sportule est donnée, un esclave du client la rapporte chez lui dans les casseroles et les pots dont il est chargé. Certains portent sur la tête un petit brasero pour garder les aliments au chaud pendant le trajet.
On remarque surtout dans ce va-et-vient étourdissant les louves ou prostituées qui tentent d’attirer l’attention des riches amateurs. Martial et Juvénal ont croqué d’un trait cruel la Phrygienne à la chevelure surmontée d’une mitre bariolée qui, tapie sous les voûtes du Grand Cirque, appâte les hommes ou la Syrienne qui arpente la Voie Sacrée en souliers crottés. Elles rivalisent entre elles à qui sera la plus voyante. Elles portent des vêtements aux teintes tapageuses, ornés à outrance de franges ou de galons brodés, et leur prédilection va aux robes exotiques en mousseline transparente qui ne cachent pas grand-chose de leurs formes. Perruques blondes ou rousses, bijoux clinquants et sonores complètent l’attirail de ces femmes, pour la plupart d’origine étrangère et bien souvent esclaves, travaillant au bénéfice de leurs maîtres.
Les plus belles d’entre elles ont pu cependant échapper à la domination tyrannique de leur proxénète et payer leur affranchissement. Elles exercent leur métier à leur compte et louent leurs services pour agrémenter les festins des Romains fortunés. Musiciennes, chanteuses ou danseuses, elles joignent à leurs charmes naturels des talents artistiques fort appréciés. Les plus recherchées sont les Espagnoles de Cadix qui interprètent les danses lascives de leurs pays en poussant des cris obscènes très prisés des convives.
Dans le vacarme de la foule des quartiers populaires, on peut aussi voir les rangées de cellules ouvertes sur la rue où se tiennent les esclaves que leurs maîtres contraignent à se prostituer. Grâce à un édit de Domitien, il est désormais interdit au IIe siècle d’offrir de jeunes enfants à la convoitise des amateurs. Mais les prostituées de Subure sont loin de pouvoir rivaliser avec les élégantes courtisanes qui paradent dans les lieux publics : disgraciées, bien souvent souffreteuses et rachitiques, elles appartiennent à la catégorie la plus basse des esclaves. Debout ou perchées sur un haut tabouret, généralement nues ou les seins recouverts d’une légère écharpe, elles proposent leurs services pour quelques as qu’elles seront obligées de reverser à leur maître.
Un écriteau ou un dessin grossier annoncent leurs spécialités. Les plus misérables des hommes qui traînent dans les rues de Rome peuvent ainsi s’offrir l’illusion du plaisir dans le bouge minuscule et puant qu’un rideau voile le temps de la passe. Des rabatteurs parcourent les quartiers les plus fréquentés de la ville pour racoler les visiteurs naïfs et les entraîner jusqu’au Submemmium, la rue des prostituées. On peut aussi rencontrer des jeunes gens de bonne famille venus en cachette se faire initier à l’amour ou de riches vieillards prêts à dissiper leur patrimoine pour une fille capable de réveiller leurs sens fatigués.
Client
Homme libre attaché à un patron qui lui accorde sa protection en échange notamment de son soutien politique.
Client
Homme libre attaché à un patron qui lui accorde sa protection en échange notamment de son soutien politique.