Témoignage d'un médecin pendant la Grande Guerre

Originaire de Marseille, Maurice Antoine était l’un des six enfants d’un armateur de Marseille. Il avait 23 ans lors­qu’il écrivit ces mots à sa soeur Marie. Il était médecin auxiliaire au 58e RI, et il allait avec les brancardiers ramasser les blessés sur les champs de bataille.

Témoignage d'un médecin sur le début d'une attaque suicide

Ma chère Marie, de Maurice. 22 février 1915…
Tu ne saurais croire la vaillance et l’héroïsme de nos Braves soldats ; quand je dis : vaillance et héroïsme, je n’entends pas parler comme les journaux dans un sens vague et général et prendre ces mots presque comme un cliché systématique lorsqu’il s’agit de nos troupes, mais bien au contraire, je veux donner à ces mots toute leur extension et je précise. Hier à 14 heures devait avoir lieu par 3 sections de mon régiment, l’attaque d’une tranchée allemande, pourvue de défenses accessoires fantastiques : une largeur d’une dizaine de mètres, sillonnée en tous sens comme une toile d’araignée de fils de fer barbelés et épais reliant entre eux d’énormes piquets de 1 m 75 de haut et constitués par des madriers de chemins de fer. À 14 heures donc devait avoir lieu une canonnade intense par notre artillerie pour faire filer les Boches, en même qu’un bombardement intense de ces réseaux de fils de fer formidables. A 14h30, fusée, cessation de l’artillerie, assaut à la baïonnette, victoire : comme tu le vois, c’est très simple sur le papier, mais hélas combien différent dans la réalité.

A quoi servira cette attaque ?

Donc à 14 heures, vive canonnade. Tout. tremble. À 14h30, le commandant de l’attaque lance une fusée signal pour faire cesser le feu de l’artillerie et permettre à nos poilus d’avancer.
Mets-toi un instant dans la peau des officiers et des hommes qui vont partir.
Jusqu’à 14 heures, les hommes dorment tranquilles, couchés sur le ventre dans leurs tranchées, harassés qu’ils sont par plusieurs nuits de travail ; ils ne se doutent de rien. Un de leurs capitaines disait : « Ils me font pitié, je n’ose pas les réveiller. »
Cependant les 3 lieutenants, commandant chacun une section à 200 m d’intervalle environ, savent depuis 10 heures ce qui va se passer et ils se promènent pensifs dans la tranchée. A quoi servira cette attaque, se disent-ils; nous ne pourrons jamais arriver au but, car les réseaux de fils de fer nous en empêcheront et par suite nous sommes tous destinés à nous faire tuer sur place… Mais que faire? L’ordre d’attaquer est formel, il faut marcher. L’un d’eux avisant le téléphoniste de son secteur lui dit: « Passe moi ton fusil et ton équipement, je veux faire le coup de feu avec mes hommes et comme eux; puis, voici 4 lettres d’adieux que tu enverras ce soir chez moi si tu peux t’en tirer. »
A deux heures, tous trois adressent quelques mots à leurs hommes pour les exhorter à marcher droit et vite et à sacrifier leur vie pour l’avenir de la France. Cependant, voyant plus clair que leurs hommes, ils s’aperçoivent avec terreur qu’à 2 h 30, malgré la précision du tir de notre artillerie, les fils de fer y sont toujours, et sur la même profondeur d’une dizaine de mètres environ.

Le sacrifice inutile des poilus

Ce médecin allait avec les brancardiers ramasser les blessés sur les champs de bataille.

A ce moment, la fusée signal est lancée par le commandant de l’attaque. Aussitôt, des trois points en question, chacun à sa place, les lieutenants, l’un revolver au poing, l’autre baïonnette au canon comme un soldat, s’élancent hors de la tranchée aux cris de : « Baïonnette au canon », « En avant », « A l’assaut », « Pour la France », et l’un d’entre eux entonne la Marseillaise accompagné de ses hommes… Des trois points les petits groupes s’avancent en criant et chantant baïonnette en avant, au pas de gymnastique vers la tranchée boche où ils doivent converger. Chaque groupe est ainsi constitué : un lieutenant, derrière lui, six sapeurs du génie, sans fusils, armés de boucliers d’une main, d’énormes cisailles de l’autre (pour couper les fils de fer). Derrière eux toute la section, et fermant la marche, six sapeurs portant des pelles et des pioches, pour travailler sitôt arrivés dans la tranchée boche à la défense de celle-ci.
C’est sublime « sublime » de voir cet élan enthousiaste chez des hommes assez âgés, en campagne depuis de longs mois et allant tomber volontairement (parce que c’est l’ordre) dans les pièges qu’ils connaissent si bien et où ils ont laissé tant d’amis.
Successivement, chacun des trois lieutenants tombe frappé mortellement à la tête : les hommes, tel un château de cartes, dégringolent tour à tour; ils continuent tout de même : quelques uns arrivent jusqu’aux fils de fer : ils sont trop gros hélas ! Leur sergent tombe, un autre aussi. Que faire? Avancer? Impossible ! Reculer? : de même… Et, tandis que froidement, à l’abri de leurs tranchées et de leurs boucliers, les Allemands visent et descendent chacune de ces cibles vivantes, les hommes se couchent là, grattant la terre de leurs doigts pour amonceler un petit tas devant leur tête et tâcher ainsi de s’abriter contre les balles.
Voyant l’impossibilité d’avancer, le commandant leur envoie un homme, agent de liaison pour leur dire de se replier en arrière dans leur tranchée : celui-ci en rampant à plat ventre arrive à transmettre l’ordre : « Pouvez-vous vous replier si c’est possible? » Hélas ! non, on ne peut ni avancer, ni reculer. Il faut attendre la nuit.
À la nuit, les blessés arrivent peu à peu, au nombre de 44. Les 3 lieutenants, dont le sous-préfet d’Orange, ont été tués : ce dernier que j’ai reçu avait une balle dans le front.
Admirables de stoïcisme, aucun blessé ne se plaint de son sort et de l’inutilité de cette attaque au cours de laquelle il a été si affreusement mutilé. Que d’horribles blessures : l’un a le poumon qui sort et il ne se plaint pas, l’autre a des débris de cerveau sur son cou et ses épaules et il veut marcher : « Je veux qu’on me porte », dit-il, l’un, blessé à 3 endroits, et reblessé pendant qu’on le trans­portait, se tournant vers moi pendant que je lui mettais un rapide appareil de fortune à sa jambe gauche cassée, me dit simplement ceci : « Ce qu’il faut souffrir pour la France. » Je ne pus retenir mes larmes. Ce héros obscur est peut être mort à l’heure qu’il est, mais comme cette phrase si simple est grande et sublime dans la bouche d’un homme peu instruit et qui vient de sacrifier sa vie à la fleur de l’âge.

L'émotion et l'écœurement dans la lettre du médecin

L'émotion et l'écœurement dans la lettre du médecin

Ne crois-tu pas, chère Marie, que tous ces morts, quels qu’ils soient, doivent aller droit au ciel après de semblables actes d’héroïsme et ne crois tu pas odieux, honteux, scandaleux que Messieurs les Députés à la Chambre veuillent refuser ou même discuter l’attribu­tion d’une « croix de guerre » à ces hommes, tous des héros, sous prétexte qu’il faut qu’ils soient cités à l’ordre de l’armée… Pour eux l’ordre du jour de la Division n’est pas suffisant. Oh injustice et ingratitude humaines ! Tandis que vous vous promenez dans les rues ou les lieux de plaisirs de Paris, tandis que mollement assis dans un bon fauteuil de velours, au coin d’un bon feu, à l’abri de la pluie et scandalisés si un grain de poussière ou une goutte d’eau viennent ternir l’éclat de vos bottines, vous discutez pour savoir si l’absinthe est un poison ou si le mot « bar » est mieux que « débit de boissons » ou « établissement », tandis que, loin du danger, vous vous demandez d’un air fâché et dédaigneux : « Qu’est ce qu’ils font donc ? Pourquoi n’avancent-ils pas ? Si j’étais au feu je ferais cela… » Pendant ce temps, Messieurs les Députés, vos concitoyens français, vos frères, les fantas­sins dont le nom seul évoque, on ne sait pourquoi, le mépris le plus grand, les soldats en général sont en train de recommander leur âme à Dieu avant d’accomplir « dans l’ombre », sans rien attendre de la postérité, le plus grand des sacrifices, le sacrifice de leur vie… Et c’est vous qui êtes si prompts à vous décerner mutuellement des décorations plus où moins méritées par quelque beau discours ou quelque puissant appui, c’est vous, dis-je, qui refusez d’accorder à nos soldats la petite « croix de guer­re » si vaillamment méritée; bien petit dédommagement, en vérité pour une jambe ou un bras de moins, qu’un petit morceau de métal suspendu à un ruban quel­conque, mais ce sera pourtant tout ce qui restera dans quelques années d’ici pour rappeler la conduite sublime de ces malheureux estropiés que le monde regardera d’un oeil dédaigneux.De plus, c’est si simple et ça ferait tant de plaisir à ces braves, ça stimulerait tant le courage des autres… Certes, ce n’est pas pour ça qu’ils se battraient; mais ce serait tout de même une juste récompense.
Alors que nos ennemis distribuent à tort et à travers des croix de fer, de cuivre ou de bronze, nous nous montre­rions si parcimonieux.
Excuse mon bavardage, ma chère Marie, mais je suis écoeuré de toutes ces discussions à la Chambre.Et que penser, (tant pis si la censure arrête ma lettre), je ne cite d’ailleurs pas de noms, que penser de certains chefs qui lancent des hommes sur un obstacle insurmontable, les vouant ainsi à une mort presque certaine et qui semblent jouer avec eux, comme on joue aux échecs, avec comme enjeu de la partie s’ils gagnent, un galon de plus.Ne te scandalise pas, ma chère Marie, je t’écris encore sous le coup de l’émotion d’hier et de cette nuit, et bien que je n’aie pas du tout pris part à cette lutte, j’ai été très touché, ainsi que d’ailleurs tous les officiers, même supé­rieurs, qui sont ici ; l’un d’eux, ce matin, en pleurait de rage et de pitié. Ne crois pas d’ailleurs que mon moral soit atteint le moins du monde, il est excellent… Maurice.

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