Sans liaison aucune avec l’arrière, sans encadrement, les poilus tapis dans les trous d’obus ont tiré sur les colonnes qui s’avançaient d’un pas tranquille. Encagés par les tirs précis de l’artillerie ennemie, ils ont tenu accrochés au terrain.
Nous n’étions plus que l’ombre de nous-mêmes
Des obus de tous calibres tombaient autour de nous. L’atmosphère était pour ainsi dire irrespirable. Ensevelis maintes et maintes fois avec tout notre matériel, nous nous dégagions comme nous pouvions, mais la terre de Verdun lâche difficilement sa proie. De toutes parts, des appels à l’aide, des cris de blessés partaient du sol ; de-ci de-là, des mains crispées ou des moignons sanglants émergeaient de la terre. C’était un enfer d’horreur et de souffrance. Anéantis, plus morts que vifs, nous n’étions plus que l’ombre de nous-mêmes…
Par une fin d’après-midi, sous la neige qui tombait, le bombardement cessa enfin. Nous fûmes tirés de notre léthargie par la voix mâle et fière de notre brave chef de peloton qui nous apparut comme un spectre au sortir d’une tombe et nous cria : « Allons, les enfants, debout, les Boches attaquent !»
Electrisés par cet appel, les demi-morts rescapés du bombardement se dressèrent et, utilisant les quelques rares revolvers et mousquetons en état de tirer, firent, en poussant des cris de rage, leur devoir de soldats. Et l’Histoire dit que l’Allemand ne passa pas.
A 16 heures (on disait : 4 heures du soir en ce temps-là), tandis que la neige a recommencé sa chute épaisse et silencieuse dans le demi-jour déjà crépusculaire, le tir des canons allemands s’allonge brusquement au nord de Verdun. Cet étroit secteur, où nos malheureux soldats cessent de sentir le sol se convulser sous leurs paumes et leur retomber sur le dos en mitraille de cailloux et d’éclats, ce secteur n’a pas plus de 12 kilomètres de large en ligne droite à vol d’oiseau. Il se délimite entre Brabant-sur-Meuse à l’ouest et Ornes à l’est.
Voilà l’étroit espace où les débris pantelants de deux divisions françaises, derrière lesquelles il ne reste plus en état de tirer qu’un petit nombre des 270 canons de leur débile dotation du matin (en majorité de petit calibre et généralement anciens et à tir lent), vont, après neuf heures d’écrasement sous le feu, subir le choc de huit divisions d’élite allemandes, appuyées par le tir de plus de 1 000 pièces, dont 640 grosses et très grosses, toutes ultra-modernes et à tir rapide.
Le tir s’est allongé, disons-nous. Et derrière ce barrage roulant s’avancent à présent à découvert, dans la fumée des explosions, l’obscurité naissante et le brouillard de neige, des colonnes allemandes précédées de lance-flammes. Elles vont d’un pas rapide, mais sans courir ; l’arme à la bretelle, elles approchent de nos positions fumantes et bouleversées.
Certaines de ces colonnes vont franchir l’emplacement de notre première ligne sans s’en douter, tant celui-ci a été pioché et retourné par le canon, qui a enfoui pêle-mêle abris, créneaux, tranchées, fils de fer et défenseurs. Elles avanceront en certains points de 3 kilomètres sans se heurter à la moindre résistance, sans distinguer de nos soldats autre chose que quelques débris déchiquetés.
Mais d’autres colonnes voient avec stupeur des fantômes titubants et en loques se dresser à demi au rebord des trous d’obus. Hébétés, épuisés, sourds, à demi fous, ces hommes obéissent à un réflexe de désespoir, de rage intrépide et de vengeance et ce réflexe est de frapper.
Ils balancent des grenades, s’ils en ont ; tirent, si leur fusil s’y prête malgré la terre qui le couvre ils mettent avec fureur baïonnette au canon. Et les fantassins allemands s’aplatissent au sol, dégoupillent des grenades, placent en batterie des mortiers de tranchée, lancent des fusées, téléphonent à l’artillerie ; ils ont beau être à dix contre un, ils sont stoppés !
Tel sera le cas notamment à la lisière nord du bois des Caures, que défendent les survivants des 56e et 59e bataillons de chasseurs à pied (avec quelques éléments du 165e R.I.), commandés par le lieutenant-colonel Driant.