Ah, si notre bon roi savait !
Que le royaume forme encore un agrégat inconstitué de peuples désunis, explique la mosaïque de revendications souvent contradictoires que l’on trouve dans ses cahiers. Louis XVI aurait sans doute pu profiter de cette diversité. Mais l’inertie de la cour laisse à d’autres le sois de gérer le besois de réformes.
Lorsque les curés peuvent faire prévaloir leurs vues sur celles des évêques et des gros bénéficiers, les cahiers du clergé rejoignent en les complétant ceux des communautés paysannes. Ils font le procès des dîmes perçues par les chapitres ou les abbayes qui ne remettent au desservant que la portion congrue, tellement insuffisante: « De bons prêtres, vivant dans l’indigence, meurent sans récompense », écrit-on à Melun. Ici et là on dénonce l’inégalité existant entre des monastères stériles et des cures misérables mais indispensables ; l’idée de la nationalisation des biens ecclésiastiques fait même son chemin. On réclame également l’établissement d’une véritable démocratie dans l’Eglise, l’élection des évêques par le peuple et le clergé. Chez les réguliers le vent de la révolte n’est pas moindre: à Aix-en-Provence les capucins attaquent « ceux qui dévorent toute la graisse de l’État religieux », et ils ne voient, « pour régénérer les cloîtres », d’autre moyen que de « donner la liberté d’en sortir ».
Dans la noblesse, les petits gentilhommes, souvent misérables, chargés de famille, frustrés des faveurs et des hauts grades, se dressent contre la noblesse de cour et réclament des places pour leurs enfants dans les écoles royales. Les nobles du Périgord insistent sur « l’égalité essentielle » de leur ordre : Nous nous honorons de considérer les princes du sang comme les premiers ; nous reconnaissons au Parlement les fonctions de la pairie ; mais nous n’en reconnaîtrons jamais la prééminence, encore moins les prétentions.
A l’intérieur du Tiers Etat, ce ne sont pas seulement les bourgeois qui s’opposent aux paysans, mais de multiples questions révèlent des divergences d’intérêts. Ainsi, la dénonciation généralisée des insuffisances du réseau médical, à un moment où on ne veut plus s’abandonner à la fatalité du malheur biologique, est loin de recouvrir des doléances uniformes. Ou bien on réclame des médecins mieux formés et on préconise l’élitisme: les médecins d Arras veulent six ans d’études et la réduction du nombre des facultés à deux, Paris et Montpellier. Ou bien, pour multiplier les secours médicaux, on est prêt à bousculer une hiérarchie vermoulue, à gommer les subtilités gothiques entre docteurs régents et docteurs forains, au bénéfice de tous les gagne-petit de la plèbe chirurgicale, qui rêvent de revanche.
Ce n’est d’ailleurs là qu’un aspect particulier de la question très controversée des corporations : les maîtres entendent qu’elles subsistent, tandis que les négociants et les fabricants réclament, la suite des économistes, la totale liberté du travail et un système de libre concurrence.
Les tisseurs d’Orléans redoutent la suppression des jurandes. Chaque fabricant se regarderait comme un être isolé dépendant de lui seul et libre de donner dans tous les écarts d’une imagination souvent déréglée. Toute subordination serait détruite; la soif du gain animerait tous les ateliers.
Mais dans le cahier du Tiers de la même ville ce sont les ouvriers qui font prévaloir leurs vues ; ils dénoncent les corporations comme contraires au bien public, à l’approvisionnement des villes et à la classe la plus indigente de la population en ce qu’un malheureux ouvrier qui sait un métier et n’a point de facilité pour subvenir aux lettres de maîtrise est privé de l’exercer. Aussi supplie-t-on le roi de supprimer ces privilèges « qui causent que ceux qui en sont pourvus se négligent, ne font que de mauvais ouvrages, fournissent de mauvaises marchandises, trompent tous l’État, s’en rient, mangent indignement le pain du malheureux ouvrier qui les maudit sans cesse ».
Combien de divergences également entre riches et pauvres des campagnes A propos des droits collectifs et de la vaine pâture, que les plus aisés sacrifieraient volontiers. A propos des biens communaux, dont les gros « laboureurs » et fermiers voudraient le partage, et dont les petits propriétaires et exploitants réclament le maintien, nécessaire à la vie de leurs troupeaux. Au Nord de la Loire, ceux qui réunissent dans leur exploitation plusieurs fermes mécontentent les journaliers agricoles et les petits propriétaires, réduits dans leur activité par cet accaparement.
Les maîtres d’école sont mauvais parce qu’on ne les paie pas… S’il s’en trouve de fainéants, ignorants et sans mœurs, c’est qu’aucun homme instruit ne veut d’une place si peu lucrative. (Noblesse de Clermont-en-Beauvais)
Les maîtres d’école sont mauvais parce qu’on ne les paie pas… S’il s’en trouve de fainéants, ignorants et sans mœurs, c’est qu’aucun homme instruit ne veut d’une place si peu lucrative. (Noblesse de Clermont-en-Beauvais)