L'Ami du peuple, du lundi 21 septembre 1789

Dans un de ses premiers numéros, l’Ami du peuple, de Marat revient sur la fameuse nuit du 4 août. Pour lui, les sacrifices que les privilégiés y ont consenti ne sont que poudre aux yeux. Caractéristique de la haine anti-privilégiés de ce temps, cet extrait montre également que le rédacteur de l’Ami du peuple ne manquait pas de sens critique

L'Ami du peuple, du lundi 21 septembre 1789

Projet dévoilé d’endormir le Peuple & d’empêcher la Constitution
Depuis quatre mois que les Etats-Généraux sont ouverts, on y a ventilé mille petites questions, et prononcé mille discours de compliment, de félicitation, d’étiquette, où les Orateurs les plus féconds ont épuisé tous les genres d’éloquence ; mais sur la Constitution, objet des voeux de la France entière, nous n’avons pas encore un seul article consacré. (…)
Dans la séance du 4 août, M. le Vicomte de Noailles, ayant observé que les troubles qui désolent la France, occasionnés par des fléaux & par des malheurs de tous les genres, ne pouvaient être calmés que par des soulagements & des bienfaits, a proposé l’abolition des droits féodaux qui pèsent sur les personnes, & le rachat de ceux qui portent sur les terres. Cette motion a excité un enthousiasme qui, en un instant, s’est emparé de tous les esprits ; & bientôt on s’est disputé la parole pour offrir, promettre & consacrer des sacrifices.
On a donc arrêté : l’abolition des Justices seigneuriales. L’abolition des droits casuels, & le renouvellement de la défense de posséder plusieurs bénéfices à la fois. Le rachat des Droits seigneuriaux du Clergé. L’abolition des Droits de Chasse & de Pêche. La permission à tout Citoyen de tuer le Gibier qui nuit à ses possessions. La suppression des Garennes. Le rachat des Banalités. L’abolition des Jurandes. L’abolition des Dîmes seigneuriales. L’abolition des Colombiers. L’abolition de la mainmorte du Mont-Jura & de la Franche-Comté. L’abolition de toutes les pensions non motivées par des services prouvés.
La répartition proportionnelle de tous les impôts sur toutes les terres, à commencer des six mois précédents. L’exemption de tout Impôt des Artisans qui n’ont point de Compagnons. La suppression de la vénalité & de l’hérédité des Offices de Justice. L’admission de toutes les classes de Citoyens à tous les emplois ecclésiastiques, civils & militaires. La suspension de tous les procès sur les Droits Seigneuriaux, jusqu’à ce que la Constitution soit faite. L’abolition de tous les Privilèges des Provinces, & leur soumission absolue aux Lois & aux Impositions, arrêtées par les Représentans de la Nation.
Voilà, dit-on, ce que l’Assemblée Nationale a fait pour la France & pour l’humanité, dans une seule séance, dans une seule soirée ; lutte sublime de justice & de générosité ; magnifique scène, si digne d’être transmise à tous les siècles, & de servir de modèle à tous les peuples. (…)
Etait-ce bien là le cas ? Gardons-nous d’outrager la vertu : mais ne soyons dupes de personne. Si c’est la bienfaisance qui dictait ces sacrifices, il faut convenir qu’elle a attendu un peu tard à élever la voix. Quoi ! C’est à la lueur des flammes de leurs châteaux incendiés, qu’ils ont la grandeur d’âme de renoncer au privilège de tenir dans les fers des hommes qui ont recouvré leur liberté les armes à la main !
C’est à la vue du supplice des déprédateurs, des concussionnaires, des satellites du despotisme, qu’ils ont la générosité de renoncer aux Dîmes seigneuriales, & de ne plus rien exiger des malheureux qui ont à peine de quoi vivre ! C’est à l’ouïe des noms des proscrits, & à la vue du fort qui les attend, qu’ils nous accordent le bienfait d’abolir les Garennes, qu’ils nous permettent de ne pas nous laisser dévorer par les animaux. Admettons qu’ils ont fait par vertu, ce qu’on pourrait si aisément attribuer à la crainte ; mais convenons que l’importance de ces sacrifices, si exaltés dans un premier mouvement d’allégresse, a été portée un peu trop loin.
(…) Enfin, nous n’observerons pas que les fléaux & les malheurs, vraie cause des troubles qui désolent la France, sont la disette des grains, l’incurie du gouvernement, la rapacité des monopoleurs, les rapines des administrateurs publics, les concussions des employés, les noirs complots des ennemis de la Patrie, les vexations d’un grand nombre de privilégiés : malheurs auxquels les sacrifices arrêtés n’apportent presqu’aucun soulagement.

L'Ami du peuple de Marat en 1789

Mais nous ne pouvons nous défendre de quelques observations bien propres à faire apprécier la grandeur de ses sacrifices. Est-il besoin de prouver qu’ils sont la plupart illusoires ? Et d’abord l’abolition de tous les Privilèges, qu’annonce la devise de la Médaille projetée, est-elle bien réelle, lorsqu’elle emporte, comme elle le fait, le rachat des droits seigneuriaux, le rachat des banalités, et le rachat des droits féodaux sur les terres ? Quant à l’abolition de la main-morte, & autres droits féodaux qui pesaient sur les personnes, ces abus monstrueux, décorés du beau nom de droit, doivent nécessairement tomber par la promulgation de la Loi fondamentale qui établira la liberté individuelle. (…)
Si l’on considère que la plupart des concessions annoncées ne peuvent avoir qu’un effet encore éloigné ; qu’aucune ne va au prompt soulagement de la misère du Peuple & des maux de l’Etat ; si l’on considère que c’est du pain dont les mal-heure ont besoin actuellement ; si l’on considère le dégât des biens de la terre, qui a été la suite de la suppression des privilèges de chasse ; si l’on considère la perte d’un temps précieux qu’entraînent les éternels débats sur ces concessions particulières, & qui retardent le grand oeuvre de la Constitution, seul moyen de ramener la paix, la confiance, le crédit, d’établir la sûreté & la liberté de cimenter la félicité publique ; on regrettera que les Etats-Généraux aient sacrifié à ces petits objets le temps destiné à de grandes choses. (…)

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