La grande bouffe
Le grand couvert est la cérémonie par excellence du règne du Roi-Soleil. Il s’agit là d’un repas public, pris dans l’antichambre, observé par une foule de
courtisans et marqué par une véritable débauche gastronomique. Potages, entrées, rôtis, salades, fruits sont amenés en services successifs réglés comme un ballet. et d’une telle efficacité que tout est fini avant 23 heures …
Une partie des occupants du château est nourrie directement par le roi . La liste est fort longue; grands officiers de la Couronne, gentilshommes servants, aumôniers, chevaliers du Saint-Esprit sont quelques-uns des heureux élus, mais elle ne regroupe en réalité qu’une petite minorité. Pour les autres, c ‘est-à-dire la masse des courtisans, la recherche du pain quotidien est une lutte sans cesse renouvelée : il faut « chercher midi » …
Malgré les efforts déployés par le bailli pour taxer les vivres et éviter que les négociants versaillais n’abusent de leur situation privilégiée, les prix étaient très élevés. Par crainte de manquer, les officiers du Grand Commun amoncelaient les victuailles.
Le gaspillage était intense : ni mets ni boissons présentés à la table du roi, ou disposés sur les buffets pour la collation des soirs d’appartement, n’y devaient reparaître. Certains étaient consommés par les officiers du Grand Commun, les petites gens, la valetaille. La plupart étaient revendus.
Le serdeau constituait un des offices les plus originaux de la cour. A l’origine, les officiers du sert de l’eau ou du sert d’eau versaient à boire à Sa Majesté. Leur rôle s’était transformé au cours des siècles et, sous Louis XIV, se bornait à recevoir des mains des gentilshommes servants les plats desservis de la table royale et à les porter dans la salle où mangeaient les serviteurs.
Mais les officiers du serdeau s’en réservaient la plus grosse part, car ils jouissaient d’un privilège qu’ils exerçaient âprement. Ils étaient autorisés à revendre les surplus de nourriture.
Il y avait alors, du côté gauche de la place d’Armes, devant le château, une terrasse soutenue par un mur qui bordait la rue de la Chancellerie. Contre ce mur, du côté de la rue, s’alignaient des baraques à un étage que l’on appelait le serdeau. C’est là que les officiers offraient aux chalands les reliefs royaux.
Comme de nombreux plats n’avaient même pas été touchés, les Versaillais pouvaient s’y procurer des vivres à bon compte. On dit que certains gentilshommes ne dédaignaient pas d’y envoyer leurs gens. Un poulet acquis au serdeau offrait une saveur… royale, et coûtait moins cher qu’au marché.
Pour leur part, les officiers du serdeau retiraient de ce trafic de grasses ressources et des bénéfices nullement négligeables.
Le roi n’ignorait pas ces gaspillages. Il préférait fermer les yeux. Parfois, sa mauvaise humeur éclatait. Un pauvre valet du serdeau en supporta un soir le poids. Bien que la scène se soit déroulée à Marly, elle nous livre un aspect si singulier du caractère royal qu’elle mérite d’être rappelée, telle que Saint-Simon la consigna avec une féroce jouissance.
Le roi sortait de table après avoir soupé. Les gentilshommes du serdeau commençaient à desservir, quand Louis aperçut un valet qui, tout en ôtant du fruit, fourrait prestement un biscuit dans sa poche.
Outré par ce crime de lèse… pâtisserie, le roi enfonça brutalement sur sa perruque le chapeau qu’on lui tendait, se rua sur le malheureux qui ne soupçonnait pas que son geste avait été remarqué et commença à lui donner de sa canne sur la tête et le dos avec une telle violence qu’elle se brisa en deux. Louis en resta tout interdit. Le valet s’enfuit.
Toujours furieux, Louis XIV se dirigea à grands pas vers l’appartement de la marquise de Maintenon. Sa Sérénité, comme il se plaisait à l’appeler, ne fut pas longue à le calmer. Une heure plus tard, le roi revint au milieu des courtisans et, s’adressant au Père de La Chaise, son confesseur :
Ah ! je l’ai bien battu, ce coquin, s’écria-t-il. Mais j’ai péché par colère, mon père, et m’en accuse.
La canne du roi, ajoute Saint-Simon avec perfidie, était de simple roseau, ce qui explique son peu de résistance.
Quant au valet, fut-il pardonné ou ignominieusement chassé ? Le mémorialiste ne le dit pas.