7 juin 1916. Vaincu par les fumées toxiques, les liquides enflammés, les paquets de grenades, le manque d’eau enfin, le fort de Vaux se rend. Reconnaissant l’héroïsme de ses défenseurs, le Kronprinz leur accorde les honneurs de la guerre.
Depuis une semaine des dizaines de milliers d’obus s’étaient abattus sur le fort de Vaux. Beaucoup étaient chargés de gaz toxiques. Ils avaient nécessité l’obturation par des sacs de terre, de toutes les ouvertures, ne laissant que les interstices indispensables pour le tir.
De ce fait, l’air était devenu irrespirable, l’obscurité presque totale. Le manque d’oxygène empêchait l’éclairage aux bougies Seuls, çà et là, brûlaient quelques quinquets. Il régnait sur l’ensemble une odeur douceâtre, écœurante, relent de cadavres, de pourriture et de déjections, cette odeur de la guerre dont les combattants conserveront toujours la hantise.
Les gros 210 et 420 de l’artillerie allemande avaient crevé le béton de la toiture, démoli les coupoles de 75, la chape des casemates et des coffres.
Avant même de subir le grand assaut, Vaux n’était plus qu’une ruine, un rempart croulant où une poignée d’hommes attendaient la mort dans une tombe déjà préparée. Mais Pétain avait dit : » Tenez ! » et on tenait et on tiendrait encore grâce à l’héroïsme des troupes et à celui de leur nouveau chef, le commandant Raynal dont le nom demeure inséparable du souvenir du fort de Vaux.
Affecté au commandement du fort, il partit pour Vaux, le 21 mai, boitant encore. appuyé sur une canne, n’ayant d’autre arme que son revolver. Trajet épuisant sous le feu continu de l’artillerie et des tirs de barrage, un cache-cache de toutes les minutes avec la mort. Autour de lui la terre labourée, retournée, semblait soulevée par un gigantesque séisme. Des bois rasés ne subsistaient plus que quelques pieux noircis, quelques troncs déchiquetés.
Sur ce sol mouvant comme une mer agitée, on n’avançait qu’en rampant de trou d’obus à trou d’obus, heureux encore de ne pas trouver l’abri occupé par un précédent locataire, forme humaine roulée en boule, baignant dans l’eau du cratère, ou assise, à jamais immobile contre la paroi, la main crispée sur le fusil et les yeux grands ouverts!
Le premier soin de Raynal, parvenu au fort, fut d’en inspecter la garnison. Elle comprenait 250 hommes : une compagnie du 141e d’infanterie (lieutenant Alinol), une compagnie de mitrailleurs (lieutenant Bazy), quelques artilleurs de pièces légères, un service d’administration et de santé réduit au minimum. En surnombre, les représentants des unités provisoirement abritées, groupes épars du 142e et un officier, le capitaine Tabourot. On arrivait ainsi à environ 500 hommes.
Restaient encore d’autres combattants, modestes et précieux auxiliaires, dont la présence mettait une note de douceur et de paix dans ce tragique décor, les derniers pigeons voyageurs assurant la suprême liaison du fort avec l’extérieur.
Pressant les équipes, Raynal tenta de faire procéder aux travaux les plus urgents d’aménagement. Dans la situation présente, il ne pouvait s’agir de réfection et Raynal se demandait combien d’heures pourrait tenir ce fort aux trois quarts démoli. Au dehors, les fossés étaient presque comblés par les gravats et les blocs de maçonnerie écroulés.
Qu’importe ! puisqu’il fallait tenir, on tiendrait ! On tiendrait avec les mitrailleuses, les fusils, les grenades, sans air, sans eau, sans lumière, sans contact avec le reste du monde, comme un vaisseau perdu au milieu de la tempête. Impossible, en effet, de communiquer par télégraphe optique vu le bouleversement du terrain.
La grande attaque avait commencé à l’aube du 1er juin par un redoublement du pilonnage et la ruée des vagues d’assaut. L’ordre allemand était de percer à tout prix. Depuis trois jours, on se battait devant Vaux pour un bout de tranchée, un remblai, un tas de cailloux avec, de part et d’autre, des gains de quelques pas, tour à tour perdus et reconquis. A l’intérieur du fort, les hommes s’indignaient contre notre artillerie qui ne répondait que de manière insuffisante au tir allemand.
Les salauds ! Qu’est-ce qu’ils attendent ?
Le 2 juin, les Allemands opéraient par trois côtés l’encerclement de Vaux. Indifférents aux pertes que leur infligeaient les mitrailleuses de Raynal, braquées entre les interstices des sacs de terre, ils franchirent les fossés, progression rendue plus facile par l’entassement des pierres arrachées et l’amoncellement de cadavres.
Les tapis de macchabés, disaient nos soldats.
Les pionniers allemands, sous le feu des mitrailleuses de la partie centrale du fort, se hissèrent sur le toit des deux coffres, ces ouvrages autonomes qui défendaient le fossé intérieur du fort.
Bardés de grenades et de lance-flammes, de pics et de pioches, ils réussirent à défoncer le toit de l’un et jetèrent des chapelets de grenades à travers la brèche. Ils firent trente prisonniers.
Dans les ouvertures de l’autre, ils introduisirent des tubes coudés et firent donner les lance-flammes. Les défenseurs, chassés par les flammes et la fumée, abandonnèrent leurs mitrailleuses. Mais ils revinrent et se remirent à tirer. Cette fois, les Allemands firent glisser des sacs de grenades jusqu’à hauteur des ouvertures. Là ils explosèrent grâce à une grenade à retardement, faisant éclater les embrasures, tuant les occupants, détruisant les pièces.
Les coffres conquis, tout le fossé intérieur fut bientôt occupé.
Un souterrain partait de l’intérieur d’un des coffres. Les Allemands s’y précipitèrent. Au bout de quelques mètres, ils butèrent contre une épaisse porte en bois. Ils se préparaient à la faire sauter quand ils entendirent de l’autre côté les Français qui s’apprêtaient à faire de même. Les deux charges explosèrent ensemble. Les pionniers ennemis s’élancèrent courageusement dans le tunnel enfumé, stoppés presque aussitôt par deux mitrailleuses placées à droite et à gauche dans un autre souterrain qui coupait celui-ci.
Ainsi le 3 juin, tout l’extérieur du fort, sauf le côté sud, qui n’était pas totalement investi, était aux mains de l’ennemi. Il entreprenait maintenant de conquérir l’écheveau de galeries qui conduisait aux entrailles de l’ouvrage.
« D’affreux combats de taupes se déroulent dans les souterrains, écrit Georges Blond. Un barrage de sacs de terre, quelques Français derrière, scrutant l’opacité, écoutant ; un bruit, une lueur, on lance des grenades (très dangereux, on ne peut pas lancer loin), on tire, à la mitrailleuse (au jugé et les balles ricochent contre les murs). Parfois ce n’est pas une lueur, mais un jet de flammes, une bouffée de gaz suffocants. Les Allemands non seulement grenadent et mitraillent, eux aussi, mais ils ont apporté leurs engins et leurs tuyaux.
Ah ! tu prétends nous empêcher de t’atteindre jusqu’au cœur ? Eh bien, étouffe !
Les Allemands maîtres de la surface tirent sur toute ouverture d’où les sacs de terre sont ôtés une seconde (respirer une seconde !), jettent de la terre dans toutes les ouvertures, les brèches. Les Français, s’ils tiennent, seront enterrés vivants. »
A l’intérieur du fort, on ne mangeait plus. Peu importait. Les estomacs contractés n’éprouvaient même plus la sensation de la faim. Par contre la soif ardente tournait à la torture. La ration d’eau avait été réduite au quart réglementaire par homme et par jour. Alors, pour tromper cette brûlure, ce dessèchement progressif, cette paralysie de la langue, sa lourdeur de plomb communiquée à toute la bouche, on l’appliquait contre les murs, on léchait la pierre. Mais la pierre était brûlante et la poussière qui s’en dégageait à chaque secousse ne servait qu’à exaspérer le tourment. Des hommes tombent en syncope.
4 juin. Raynal envoie son dernier pigeon-voyageur pour demander du secours. Il part salué par les mitrailleuses. Il arrivera, mais expirera peu après, intoxiqué par les gaz.
A Vaux, la lutte continue, toujours plus acharnée, dans les galeries. Une équipe d’artificiers a gagné le toit du fort et par les ouvertures, ils lancent à l’intérieur des paquets de grenades et des gaz asphyxiants. Ils hurlent :
Rendez-vous ou crevez, asphyxiés, enfermés comme des rats ! Braves Français, vous avez assez combattu, vous voyez bien que toute résistance est inutile.
Par les boyaux, d’autres groupes ont pénétré dans les couloirs. On se bat dans ce fort coupé en deux, mi-allemand, mi-français, d’étage à étage, de palier à palier, presque de manche à manche. Le lieutenant Bazy qui, depuis la veille, n’a pas quitté sa mitrailleuse, quatorze heures durant, le bras droit brisé, continue de tirer de la main gauche. Au bout d’un escalier, surgit le capitaine Tabourot, cet officier du 142e dispersé que Raynal avait d’abord assez fraîchement accueilli comme hôte imposé, en surnombre. Il apparaît vêtu d’une carapace de grenades. Il les lance à pleines mains au risque de se faire sauter lui-même, sans cesser d’encourager les mitrailleurs qui l’aident dans sa tâche et fauchent tous les rangs allemands. Soudain, il tombe, le ventre ouvert, les jambes arrachées, mais trouve encore la force de crier :
Tirez les enfants ! Tirez toujours !
Oui, Vaux était à bout. Plus de munitions, plus d’eau, plus de médicaments dans une infirmerie transformée en dépotoir où, à même le sol, se mêlaient agonisants et cadavres. La soif rendait fous ceux que les balles et les grenades avaient encore épargnés. On se piquait pour sucer son sang. On léchait celui d’autres blessures, on buvait son urine.
« Dans les galeries noires, quelques groupes d’enragés défendent encore des barrages de sacs de terre dix fois reconstruits et davantage. Les Allemands, là où ils ont le plus avancé, ont avancé de vingt-cinq mètres en cinq jours. Mais les défenseurs s’affaissent l’un après l’autre derrière les sacs et leurs copains n’ont même pas la force de les traîner un peu plus loin. »
Le 6 juin, le général Nivelle, contre l’avis de l’état-major qui estimait qu’on ne pouvait dégager le fort qu’au prix d’une opération massive et bien préparée, avait décidé d’envoyer à la contre-attaque une brigade de marche. Mais il lui faudra deux jours pour arriver à pied d’œuvre. Elle ne pourra attaquer que le 8 juin. Ce sera trop tard.
Le cœur déchiré, Raynal, après avoir encore hésité, se résigne. Il n’avait pas le droit de sacrifier inutilement des vies humaines. Dans la nuit du 6 au 7 juin, il envoya un parlementaire. Le 7 au matin, Vaux se rendit.
Les Allemands, l’arme au pied, étaient rangés de deux côtés de la cour. Lorsque Raynal et ses hommes se présentèrent, l’officier lança le commandement : Présentez armes !
Les défenseurs de Vaux avaient mérité les honneurs de la guerre. Puis l’officier s’adressa à Raynal.
Commandant, si vous voulez prendre congé de vos hommes… Ils seront heureux de vous entendre une dernière fois.
Passant alors de l’un à l’autre, Raynal serra des mains, frappa affectueusement sur des épaules. L’émotion avait mis des larmes dans ses yeux et il ne pouvait que balbutier.
Puis-je savoir où nous allons ?
A Stenay. Son Altesse Impériale, le prince Frédéric Guillaume, veut vous voir.
Au sortir du fort, dans la clarté de cette aube de printemps, la colonne des prisonniers apparut comme une troupe de spectres éblouis de retrouver la lumière, ranimés par le grand air après l’étouffement du tombeau. Epuisés, émaciés, desséchés, ils marchaient pourtant en bon ordre, mettant une suprême fierté à s’imposer, par leur attitude militaire, à l’admiration des vainqueurs. Puis, soudain, les rangs se rompirent, la colonne se disloqua et ils se dispersèrent, courant droit devant eux, indifférents aux vociférations de leurs gardiens, à celles de l’officier prêt à donner l’ordre de tirer. Rebellion, tentative d’évasion en masse ! Mais l’officier se ravisa. Il ne s’agissait ni de révolte, ni de fuite. Seulement tout l’entour du fort était creusé de trous d’obus inondés par de récentes averses et débordant d’une eau noirâtre, boueuse, corrompue comme tout le sol que la guerre avait touché.
Les hommes s’y étaient rués et, aplatis au-dessus des orifices, avec des lapements de bêtes pressées, des frissons de volupté dans tous les membres, avides, insatiables, ils buvaient, buvaient, buvaient !