À 10h 36, le Bismarck disparait dans les flots entraînant dans sa mort 1 977 hommes. Les sauveteurs repêchent 110 survivants. Ainsi s’achève la première et dernière sortie du plus puissant cuirassé du monde. À la Chambre des communes, Winston Churchill interrompt la séance de l’après-midi pour annoncer que le Hood était vengé !
Coulez le Bismarck ! s’écrie Churchill .
Nous y voici ! Les projectiles ennemis vont bientôt s’abattre au but, ce n’est plus qu’une question de secondes. A ce moment seulement, l’amiral Lütjens donne la permission d’ouvrir le feu. Ah ! Si le cuirassé était indemne, s’il pouvait manœuvrer, zigzaguer ! S’il disposait de l’appui aérien promis ! Si les sous-marins pouvaient intervenir ! Si le courage suffisait devant une supériorité matérielle aussi écrasante !
Le Bismarck se trouve presque sans défense. Ses munitions sont comptées, ses soutes à mazout presque vides. Il ne peut opposer qu’une résistance sans espoir. Une des premières salves atteint la passerelle de majorité. De plein fouet. L’amiral Lütjens est un des premiers morts du Bismarck.
Mais ce n’est qu’un début. Pendant deux heures la mort va faucher, de tous les côtés, sur le cuirassé. Le colosse paralysé, déchiré, en feu, ne se bat plus que pour l’honneur, pour montrer comment on meurt…
Fidèle jusqu’à la mort…
Cette mort, ce massacre en masse, héroïque et dépourvu de sens, revêt des milliers de visages. On meurt à l’arrière, à l’avant, sur les passerelles, dans les entre-ponts, dans les chaufferies, et chaque fois d’une façon différente : lentement, assez vite ou bien, miséricordieusement, sur-le-champ !
L’inexorable faux n’épargnera qu’une poignée d’hommes. Le destin tient peut-être à les sauver pour qu’ils racontent la pitoyable histoire, pour qu’ils alimentent le réquisitoire contre la guerre…
Les nuages jaunâtres des explosions obscurcissent le ciel. Le jour redevient la nuit, une nuit traversée d’éclairs, un linceul noir ensevelissant des milliers de destinées.
En détonant, les projectiles éclairent les contours de l’enfer, marquent, pendant la durée d’un battement de coeur, l’endroit où la mort engloutit, par fournées entières, de jeunes marins. Ceux-ci, à leurs postes, se battent, jurent, désespèrent ou prient. La salve suivante en fait un chaos sanglant.
Les canonniers anglais ont trouvé la « fourchette ». Presque chaque projectile atteint le but, moissonne par dizaines des jeunes vies. Le Bismarck ne riposte plus que faiblement, irrégulièrement, sans précision. La tourelle « Anton » est hors de combat. La tourelle « Cäsar » ne tire plus qu’avec une pièce. Sur le pont, à l’endroit baptisé « place Hindenburg », les morts s’entassent par piles. Le mât militaire brûle. Des hommes, entourés par les flammes, appellent au secours. L’ « orgueil de la marine allemande » devient une épave.
Le Bismarck brûle et tire. Ses superstructures sont déchiquetées, les infirmeries improvisées débordent de blessés. Il n’y a plus de médicaments. Sept ou huit cents morts déjà. Qui pourrait les compter ? Des centaines de blessés crient, gémissent ou râlent.
Un projectile arrache la tête du commandant en second. L’amiral Lütjens est mort depuis longtemps. Le commandant Lindemann reste toujours dans le blockhaus de la passerelle.
Le feu ennemi reprend de l’intensité. Les obus s’abattent sans arrêt. Les innombrables incendies chauffent au rouge les plaques de blindage. La chaleur est telle que les soutes à munitions ne peuvent tarder à sauter.
Si, en haut, tout n’est que mort et destruction, le colosse demeure indemne dans ses parties inférieures. Les ampoules électriques éclairent toujours, le téléphone fonctionne, les turbines tournent, on fume des cigarettes, on échange des propos. On ne perçoit les explosions de projectiles que comme un bruit lointain, sans distinguer s’ils partent ou s’ils arrivent. Chacun est libre d’en penser ce qu’il veut.
La température reste normale. Les ventilateurs ronronnent comme à l’habitude. Partout règnent un calme, un ordre fantomatiques. Les officiers savent, naturellement, ce qui va arriver, mais ils se contraignent à afficher l’optimisme. Ils reçoivent, par téléphone, des informations sur la situation, mais autour d’eux, ils en donnent une autre version.
Les mécaniciens ignorent (ou veulent ignorer) ce qui se déroule à quelques mètres au-dessus de leur tête. La guerre a à régler le sort de 2 400 hommes, elle s’occupe d’abord de ceux des étages supérieurs sans oublier les autres pour cela ; elle les garde pour la bonne bouche.
Dans les machines on goûte ce silence surnaturel. Quelqu’un élève-t-il le ton, ses camarades le font taire. C’est à mi-voix qu’ils se disent adieu, qu’ils échangent des lettres, qu’ils se montrent, une ultime fois, la photographie de leurs êtres chers, qu’ils s’indiquent un numéro de téléphone. Si l’on veut ignorer la mort, c’est pour mieux lui faire face. Chacun sait qu’il n’a pas à courir au-devant d’elle, elle saura bien venir le chercher.
Le Bismarck a épuisé ses munitions. Il ne peut plus se défendre. Qu’attend donc encore le commandant ? Pourquoi ne fait-il pas sauter l’épave ? Pourquoi n’autorise-t-il pas les survivants à se jeter à l’eau ?
Les liaisons sont coupées entre les divers postes. Des officiers prennent l’initiative d’envoyer des émissaires dans les entreponts pour prévenir qu’on sabordera bientôt le navire. Certains compartiments ne sont plus accessibles. Les marins qui s’y trouvent sont condamnés à couler avec le cuirassé. C’est peut-être pour cette raison qu’on retarde la fin.
Des équipes de sécurité travaillent, avec des chalumeaux, à découper les panneaux pour créer des issues. Les hommes se rassemblent par dizaines sur les ponts, profitant de la suspension du feu pour discuter la façon dont ils abandonneront le bateau, quand l’ordre en sera donné.
On place des sentinelles aux deux ou trois écoutilles qui demeurent praticables. On envoie dans les entreponts les officiers dont on peut se passer, afin d’empêcher une panique éventuelle.
Pourtant, personne ne sait rien de précis au sujet d’un sabordage. Peut-être n’est-ce qu’une rumeur ? Un seul homme peut en donner l’ordre : le commandant. Or, celui-ci recule sa décision le plus possible. Il se borne à faire prendre les dispositions préliminaires.
Des plantons partent vers les compartiments avec lesquels on ne dispose plus de liaisons. Sur le pont, les marins gonflent leur gilet de sauvetage. Certains le font trop tôt et ne peuvent plus franchir, ensuite, les passages obstrués.
Le quartier-maître Rzonca arrive devant l’ultime panneau. Des mécaniciens travaillent, avec des leviers, afin d’en soulever la plaque. Ils créent une ouverture suffisante pour qu’on puisse s’y glisser.
Les blessés d’abord. Le dernier du groupe s’arrête, sans ordre, indiquant le chemin aux suivants.
Un silence fantomatique règne. L’artillerie du Bismarck s’est tue. Les Anglais ne tirent plus, mais la trêve ne durera sans doute que quelques minutes. On voit nettement qu’ils se rapprochent.
Le Bismarck roulait dans les flots déchaînés. Ce n’était plus qu’une épave noircie, proie des flammes et de la fumée. Des cadavres et des blessés jonchaient son pont supérieur et des paquets de mer les projetaient par-dessus bord. A 10 h 15, le commandant en chef suspendit l’attaque des cuirassés et leur ordonna de rompre le contact. Quelques minutes plus tard, il donna au Dorsetshire le signal de se rapprocher du Bismarck afin de le couler à la torpille. Le navire anglais en lâcha deux dans son travers tribord et une à bâbord. Ce fut le coup de grâce. Le grand cuirassé, s’enfonçant par l’arrière, prit de la gîte à bâbord, puis sa quille émergea des flots et il disparut. Il était 10 h 40.
Le Dorsetshire et le Maori gagnèrent le lieu du naufrage. Tous deux recueillirent 110 survivants sur un effectif initial de plus de 2 200 hommes. Des bateaux allemands et espagnols en recueillirent plus tard cinq autres.
Il ne reste plus qu’à relater l’histoire du Prinz Eugen et des bateaux de ravitaillement. Quand nous avons parlé pour la dernière fois du commandant Brinckmann, il avait décidé de désobéir aux ordres de Lütjens pour rechercher un des pétroliers vers le sud. Le Prinz Eugen rejoignit de justesse son ravitailleur, car le mazout qu’il avait emmagasiné dans le fjord de Kors était mélangé d’eau de mer. Autre souci de Brinckmann : son mécanicien l’avait averti que l’hélice de tribord, qui avait heurté une arête de la banquise dans le détroit de Danemark, était endommagée et provoquait des vibrations. Les machines du navire, soumises au cours du voyage à une grande vitesse de croisière, avaient également besoin d’une révision.
Vint une nouvelle qui acheva de démoraliser le commandant du Prinz Eugen. Son radio intercepta le communiqué d’un sous-marin italien signalant la proximité de cinq bâtiments britanniques, de fort tonnage. Brinkmann jugea que l’Atlantique n’était pas sain pour lui et mit le cap sur la France. Il atteignit Brest dans la soirée du 1er juin.
Des bateaux de ravitaillement et pétroliers envoyés pour soutenir l’opération, six subirent une triste fin. Des navires britanniques interceptèrent et coulèrent le Gonzenheim, un bateau de reconnaissance, l’Egerland, un bateau de ravitaillement, et des pétroliers, le Belchen, le Friedrich Breme, et l’Esso Hamburg. Les Anglais capturèrent le pétrolier Lothringen et l’envoyèrent aux Bermudes comme prise de guerre.
Ainsi s’acheva l’opération Rheinübung.