Marcel Garrigues était électricien et il avait trente et un ans en 1914. En dix-sept mois de guerre, il n’a jamais revu sa famille, car ses permissions étaient toujours annulées au dernier moment. Il a été tué le 12 décembre 1915 par une balle perdue alors qu’il servait les repas de ses camarades.
Chère femme,
J’ai reçu ta carte du 27 et ta lettre du 25 en même temps, et je m’empresse d’y faire réponse. Je vois avec plaisir que maintenant le petit Armand est tout à fait guéri, ce qui me tardait beaucoup. Il me tarde de voir cette photo pour voir comment les petites ont grandi ainsi que le petit. J’ai reçu en même temps des nouvelles de Charles, il me dit qu’il pense venir en permission vers le 23 septembre et je pense que si nous n’y sommes pas ensemble il ne s’en faudra pas de beaucoup. Je voulais t’écrire hier mais j’étais tellement fatigué et j’avais la tête sans dessus dessous que je n’ai pas eu le courage de le faire.
Je vais te raconter en quelques mots à la scène que nous avons assisté. Nous étions à Bully avant-hier soir, on nous dit que le lendemain le réveil était à deux heures, que nous allions passer la revue de notre vénérable général Joffre et d’être le plus propre possible. Si je m’étais attendu à ça, je me serais fait porter malade, j’aurais eu 8 jours de prison, mais au moins je n’aurais pas assisté à un assassinat. Ça s’était vaguement dit, c’est pour une dégradation, mais jamais je ne me serais attendu à une exécution. Nous sommes partis du cantonnement vers les 3 heures, on nous a conduits dans un parc. Là, on nous a fait former en rectangle et en voyant le poteau nous avons compris, mais trop tard, à la scène que nous allions assister. C’était pour fusiller un pauvre malheureux qui, dans un moment de folie tant que nous étions à Lorette, a quitté la tranchée et a refusé d’y revenir. Vers quatre heures deux autos arrivent, une portant le pauvre malheureux et l’autre les chefs qui avant l’exécution devaient lire les rapports le condamnant à la peine de mort. Il est arrivé entre deux gendarmes, a regardé en passant le poteau, puis à quelque pas plus loin on lui a bandé les yeux. Puis, une fois la lecture faite, on l’a conduit au poteau, où après avoir reçu les ordres de se mettre à genoux, il l’a fait sans un geste, ni un murmure de refus. Pendant ce temps, les douze soldats qui étaient chargés de ce triste travail se sont mis à 6 pas comptés d’avance par un adjudant commandant le peloton d’exécution. Puis, après lui avoir attaché les mains au poteau et nous avoir fait mettre au présentez armes, nous avons entendu les tristes commandements (« joue-feu… »), puis ce pauvre malheureux s’est tordu, et un sergent lui donnant le coup de grâce, une balle de revolver dans la tête. Le major est allé voir ensuite s’il était mort, il a levé la tête comme qui veut le regarder puis plus rien.
Le crime était accompli. Ensuite, nous avons défilé devant le cadavre qui, cinq minutes auparavant, était bien portant et qui est mort en brave. Puis à vous pauvres on vous dit que le moral est excellent mais on ne vous dit pas que chaque jour et presque dans chaque division il y en a plus de 20 qui passent le conseil de guerre, mais ils ne sont pas tous condamnés à mort. On vous dit aussi le soldat est bien nourri sur le front, il a de tout de reste, ce n’est pas difficile, car ce que l’on nous donne est immangeable. Aussi, souvent, nous la sautons, et dernièrement, après que l’on nous a servi une soupe que les chiens n’auraient pas mangée, j’ai demandé une ceinture, on voulait me foutre dedans. Heureusement qu’avec les colis que nous recevons tous, nous pouvons presque vivre. Je termine en t’embrassant mille fois ainsi qu’aux gosses et à toute la famille. Le bonjour aux voisins et amis. Reçois mille baisers de ton mari, ainsi que les gosses.
Ton mari Marcel.