Sous le Haut-Empire, les citoyens romains se passionnent pour les jeux du cirque et les combats de gladiateurs. Comment un tel engouement a-t-il perduré durant 700 ans, jusqu’à l’avènement du christianisme ?
Les gladiateurs ne se battent pas 7 jours sur 7: les combats (munera en latin) ne sont livrés qu’à l’occasion de coûteuses fêtes religieuses ou militaires, engloutissant jusqu’à plusieurs centaines de milliers de sesterces.
Ainsi, pour célébrer ses victoires sur les Parthes, l’empereur Trajan offrit dans Rome 123 jours de fête opposant en tout 10000 gladiateurs!
Titus, à la fin du 1er siècle av. J.-C., offrit 5 000 fauves pour l’inauguration du Colisée ; 900 bêtes furent mises à mort. Le record battu paraît toutefois appartenir à Trajan qui, au début du lie siècle, organisa 117 jours consécutifs de combat au cours desquels 9 824 gladiateurs se rencontrèrent : une moyenne quotidienne de 84 gladiateurs et de 42 duels.
L’aspect financier des munera dut également limiter le nombre des combats à mort. Les jeux étaient soumis à la liturgie chère à l’Antiquité ; il appartenait donc aux plus riches de se comporter en mécènes et de les financer. Bien que les documents soient rares, on sait, grâce à une inscription du III` siècle apr. J.-C., que Titus Sennius Solemnis, magistrat de Lugdunum, offrit au peuple de sa ville trente-deux paires de gladiateurs. Cela lui aurait coûté la somme fabuleuse de 332 000 sesterces, soit, au bas mot, et bien que les conversions soient toujours délicates, 1000 000 de francs soit 150 000 euros ( si je ne me trompe pas); et encore, sur les trente-deux paires de combattants, il n’y eut que neuf combats à mort.
Avec de tels tarifs pour organiser un munus, on conçoit pourquoi, dans l’amphithéâtre, il y avait des exécutions à la peine capitale, des variétés, des duels avec des armes mouchetées, et que les vrais gladiateurs n’intervenaient généralement que dans l’après-midi.
Les duels étaient organisés selon la force des champions. Les vainqueurs ont laissé des inscriptions de ce type : Au dieu Mars, Callimorphus, gladiateur de seconde lame et sa troupe en l’accomplissement d’un voeu .
Quel put être le voeu ? La victoire, l’honneur, la considération, la gloire, la baguette en forme d’épée (rudiarius) qui, après trois ans, affranchissait celui qui avait réussi à survivre. Mais ce put être encore l’argent ou l’amour.
Car il arrivait que ces héros amassent des fortunes et connaissent d’incroyables aventures amoureuses. Ainsi, le soir où disparut Pompéi, une richissime patricienne, à en juger par sa toilette et ses bijoux, fut recouverte de cendres alors qu’elle venait de pénétrer dans l’enceinte de la caserne des gladiateurs. On peut supposer, avec une assez grande vraisemblance, qu’elle venait retrouver un champion. Comme quelques-unes des victimes de la catastrophe, l’empreinte de son corps a été retrouvée, puis moulée par les fouilleurs. Mais l’issue de la gladiature était le plus souvent la mort.
Un jour ou l’autre la force, l’adresse ou la chance manquaient. On connaît des épitaphes émouvantes de ce genre : Au rétiaire L. Pompelius, titulaire de neuf couronnes (neuf fois vainqueur) originaire de Vienne ; âgé de vingt-cinq ans. Opta, sa compagne, a consacré ce monument (…) .
Le Romain ne semble pas s’être posé beaucoup de questions sur les motifs qui le poussaient à aimer les jeux de l’amphithéâtre. Ainsi lorsque, dans une de ses Lettres à Lucilius, Sénèque s’indigne du spectacle auquel il vient d’assister, ce n’est pas tellement parce qu’il lui a paru odieux, mais parce que les règles qui gèrent un « beau » combat n’ont pas été respectées. Tout laisse donc penser que ces jeux constituaient une forme banale de loisirs ; Rome ne vécût-elle pas par les armes ?
Selon le contrat social romain, le devoir de l’empereur est de pourvoir aux plaisirs du peuple, en lui offrant monuments prestigieux, fêtes publiques et combats de gladiateurs. Mais la charge est lourde pour le Trésor public. Sous le Haut-Empire, un munus de première classe peut coûter jusqu’à 300 000 sesterces, l’équivalent de 150 esclaves. L’empereur fait donc supporter une partie des frais aux plus riches citoyens. Leur participation financière est même la condition essentielle de leur accès aux dignités politiques. Les préteurs, par exemple, sont tenus de donner des jeux. S’ils font défaut le jour de leur entrée en charge, le fisc les fait célébrer à leurs frais, avec une forte amende au profit de l’annone, le service public chargé de distribuer le blé. Sous son règne, au IIe siècle, Marc Aurèle devra limiter les sommes engagées pour empêcher certains magistrats de se ruiner !
En offrant des monuments et des jeux aux Romains, l’empereur et les notables assurent leur popularité et leur pouvoir. L’éclat des spectacles, qui parlent un langage universel, entretient le sentiment d’appartenance à l’Empire. Les richesses redistribuées contribuent aussi à maintenir l’ordre. Une ville telle que Rome, où la plèbe s’entasse dans des immeubles donnant sur des ruelles embouteillées, pestilentes en été, est perpétuellement au bord de l’implosion. Pour contenir les révoltes, il faut satisfaire le peuple et lui offrir sans cesse des dérivatifs: c’est, entre autres, le rôle des jeux.
Mais malgré leurs dépenses, jamais les empereurs et les notables n’obtiennent l’obéissance inconditionnelle de la plèbe.
A Rome, le pouvoir est un exercice permanent d’équilibre entre austérité et prodigalité ludique. Si l’empereur ne se montre pas digne de sa fonction, il est remis en question. Au 1er siècle, Néron ternit ainsi sa réputation en jouent tour à tour au cocher, au comédien, au chanteur. Il se fait aussi haïr pour un fait exemplaire. Alors que la famine sévit à Rome, un bateau venu d’Alexandrie accoste au port d’Ostie. La population se masse, croyant voir débarquer des réserves de blé ; mais les cales du navire sont remplies de sable pour les lutteurs de la cour.
Les exemples d’empereurs lâchés par la plèbe en période de disette ou de caisses vides, et plus tard assassinés, abondent. Mais leur chute est souvent accélérée par une communication politique maladroite, notamment en matière de jeux. Caligula (12-41) perd de sa popularité quand il chasse la foule massée sous les fenêtres de son palais pour accéder aux places gratuites du grand cirque. Commode se déconsidère aux yeux de la plèbe en se posant comme un nouvel Hercule et en se battant dans l’arène…