Il y a la peur, cette indécollable peur au ventre, chevillée, clouée, profonde et permanente. Ce n’est pas les visuels rassurants des cartes postales qui montrent des soldats souriants, lorsque la plupart crevaient de frousse et de maladie.
Vendredi 20 novembre 1914
En levant les yeux, j’aperçois les corbeaux, la croix, et les percutants sifflent très haut, et se suivent sans relâche. Alors les images de la guerre m’empoignent et je revois l’horrible boucherie, la route de Montmirail à Reims, je respire encore la puanteur des champs rouverts de débris et de charogne, je vois les faces noires, charbonnées des cadavres amoncelés dans toutes les positions, au pied de Montmirail, et près desquels on se couchait en tirailleur, sans savoir sur lesquels on butait dans la rue, cavalant sous les balles prussiennes.
À chaque obus que j’entends éclater, j’éprouve malgré moi une impression de terreur religieuse. Il me semble, dans ce bruit sourd et lugubre qui succède au sifflement et qui diminue insensiblement entendre des pères, des fernmes, des enfants qui pleurent sur toute la terre, il me semble que la Mort pénètre dans un intérieur que je me représente paisible et doux, pour leur annoncer triomphalement, à tous ces visages angoissés qui se tournent vers elle avec épouvante : pour leur annoncer qu’à cette heure un malheureux est mort sur la terre -c’est un fils, un frère, un père ..
Il y a loin de cet état d’âme complexe qui est celui du combattant aux élucubrations de ceux qui, à l’arrière, l’imaginaient heureux de faire la guerre. D’autant qu’il y avait la peur : la nuit, même dans les secteurs calmes, l’apportait quotidiennement à ceux qui ne dormaient pas d’un sommeil harassé. Dans les petits postes, les guetteurs passaient deux heures sur quatre, mordus au ventre, quand un frisson de l’herbe imitait le glissement d’une patrouille qui rampe et s’apprête à vous surprendre.
La nuit créait aussi les fusillades et les paniques sans cause. L’affolement nocturne déclenchait la fusée rouge demandant le barrage, auquel répondait l’artillerie d’un ennemi pareillement déconcerté. Ces barouds improvisés correspondaient souvent à la fête de Noël ou du Nouvel An, où l’on ajoutait un médiocre champagne et la gnôle à la ration de pinard; ou bien à une bataille gagnée par les Allemands sur les Russes, sinon à l’entrée du Portugal ou du Montenegro dans le camp allié. Ce n’est pas à dire que le courage spontané fût méprisé, et l’accusation d’avoir eu les foies n’était pas de celles qu’on acceptait facilement. Mais la préoccupation la plus normale du soldat, c’est que la bagarre, si possible, n’atteigne pas son secteur et que, dans celui-ci, les artilleurs ne provoquent pas inconsidérément les représailles de l’ennemi.
Dans les secteurs enchevêtrés, où, se voyant de plus près, les hommes des tranchées adverses en arrivaient à connaître leurs habitudes, et même leurs origines réciproques, on s’interpellait parfois familièrement; on s’envoyait des défis. Une légende veut que des Allemands aient inscrit sur une pancarte dressée au-dessus de leur tranchée : Vos femmes vous font cocus. Dans ces rapprochements forcés, la pratique la plus courante était non pas la fraternisation, mais une sorte d’entente tacite : si les lignes sont à vingt mètres l’une de l’autre, on ne se sert pas des fusils, qui rendraient le secteur intenable, et l’artillerie, qui n’en est pas toujours à vingt mètres près, ne tire pas non plus, crainte de confusion.
Lorsqu’il existe entre les lignes des mares et des trous d’eau, chacun des occupants va s’y laver ou faire sa corvée de bidons à une, heure différente. De même on n’observe pas à la lettre les consignes rituelles pour les veilleurs de harceler nuit et jour l’ennemi, tirer sur tous les points de stationnement qu’on a pu repérer : créneaux d’observation, entrées d’abris, chantiers de travailleurs, feuillées, etc., toutes prescriptions qui avaient pour but de maintenir l’esprit offensif, si difficile à conserver, quand les armées se trouvent face à face depuis plusieurs années.
Quand l’ennemi apparaissait sous l’aspect inoffensif d’un travailleur, d’un cuisinier, ou faisait ses besoins, le soldat était incapable des grands raisonnements qui font tirer comme sur un lapin et pourtant nous jubilions quand nos obus tombaient en face.
Je m’ennuie. L’expression revient comme un refrain dans les courriers et les carnets des Poilus. Contre l’ennui, l’écriture sera l’une des principales occupations, avec l’artisanat, du Poilu morfondu dans la tranchée. Ils façonnent de leurs mains des objets pour se survivre à eux-mêmes, laisser une trace, en rêvant d’une postérité de pacotille: ils tuent le temps sans espérer la prochaine attaque, le prochain assaut qui sera donné par un officier, de ce coup de sifflet qui broie les tripes, intime l’ordre de sortir du trou et d’aller droit devant. ..
L’attente de l’heure de la soupe, du rata, rythme les journées des fantassins. La distribution du pain et de l’eau potable (denrée rare, surtout lors des chaleurs estivales et aussi l’hiver, qui fera boire de la neige et de l’eau souillée aux soldats), ainsi que celle du père pinard et de la gnole, prennent la dimension de moments de bonheur brefs mais apaisants, pour des soldats que la résignation guette et qu’un patriotisme chevillé au corps et à l’âme tiendra droits jusqu’aux premières mutineries de 1917.
L’ennui est aussi combattu par l’heure espérée de la relève par des contingents frais, et surtout par celle, suprême, de la permission !
Le cafard est une expression qui fut inventée dans les tranchées pour désigner ce bourdon proche de la dépression, du moins d’une mélancolie certaine.
Contre lui, il existe peu de grands remèdes, hormis le père pinard et l’écriture, donc. La correspondance avec l’arrière demeure le chasse-spleen à double tranchant numéro un du poilu déprimé qui attend sans attendre de passer à l’action.