Malgré les tentatives de Dominique et de ses frères prêcheurs, malgré les prédictions pacifiques des légats pontifes, le catharisme se développe et gagne bientôt tout le Languedoc : Montpellier, Béziers, Narbonne, Carcassonne, Castelnaudary, Toulouse, Pamiers, Comminges, Saissac, Castres… en fait presque tout le territoire du comte de Toulouse, Raymond VI.
Le pape Innocent III prend comme prétexte l’assassinat, près de Saint-Gilles du Gard, d’un de ses légats, Pierre de Castelnau qui vient d’excommunier Raymond VI, pour appeler à la croisade contre les cathares. Le 20 juillet 1209, les Croisés, flamands, normands, aquitains arrivent devant Béziers.
« Tuez les tous ! »
A propos des horreurs qui furent commises à Béziers, la question se pose de savoir si Arnaud-Amaury prononça ou non l’épouvantable phrase : Tuez-les tous… Dieu reconnaîtra les siens !
Le seul chroniqueur qui cite cette phrase est un moine cistercien qui se trouvait à l’époque en Allemagne, Césaire d’Heisterbasch.
Cependant les faits sont de plus graves accusateurs que les paroles : Arnaud-Amaury se félicita ouvertement du massacre. Il envoya un bulletin de victoire au pape : « Les nôtres n’épargnant ni le rang ni le sexe, ni l’âge, ont fait périr par l’épée environ vingt mille personnes… La vengeance divine a fait merveille ! ».
Béziers ! Voici Béziers !
Transmis par les cavaliers de l’avant-garde, ce cri parcourt les rangs de l’armée en marche. Les hommes précipitent leurs pas, avides de contempler enfin la cité maudite. Elle se dresse dans le lointain, énorme, imprenable, en cette radieuse matinée du 22 juillet 1209.
Depuis le départ de Montpellier, des bruits courent, des histoires qu’on se raconte pendant la marche ou, le soir, autour des feux de camp.
Ne raconte-t-on pas qu’un matin, les Biterrois ont attaqué un prêtre qui se rendait à l’église pour dire sa messe, qu’ils l’ont rossé, lui ont cassé un bras, qu’ils se sont emparés de son calice et qu’ils ont uriné dedans avec de grands éclats de rire.
Un autre jour, dit-on encore, dans l’église de la Madeleine, ils ont assassiné leur vicomte, le grand-père du vicomte actuel. Comme l’évêque essayait de le protéger, ils l’ont jeté à terre et lui ont cassé deux dents.
Rumeurs, rumeurs… Plus elles s’enflent et plus elles montent l’indignation, la soif de venger ces sacrilèges abominables. Chaque Croisé se sent devenir un justicier, armé de toute la force divine.
Il faut chauffer à blanc le moral des assiégeants car, les chefs le savent, la lutte s’annonce rude. Les murailles sont formidables et la garnison, nombreuse, ne craint ni la faim ni la soif : les réserves sont considérables et il existe dans la ville des fontaines et des sources qui ne tarissent jamais. Le drame, pour les Croisés, c’est qu’ils sont pressés par le temps. Ils ne sont là que pour quarante jours. Passé ce délai, ils seront déliés de tout serment ; ils pourront rentrer chez eux, la conscience tranquille.
Béziers est bien décidée à tenir jusque-là. A l’intérieur des murs, c’est l’enthousiasme. Après tout, pensent les bourgeois, elle ne paraît pas si terrible cette armée qui se déploie autour d’eux. Peut-on parler d’une armée ? Mieux vaut dire un ramassis de soldats, de demi-soldats et de paysans qui n’ont jamais manié d’autre arme que la faucille. L’immensité même de cette masse donne une raison d’espoir aux Biterrois : comment se nourrira cette multitude d’hommes ? On a fait le vide dans les campagnes environnantes et les paysans sont hostiles aux envahisseurs. Pour une fois, les rôles se trouvent renversés, et ce ne sont pas les assiégés qui semblent promis à la famine, mais les assiégeants.
Il ne s’agit donc que de tenir, bien à l’abri derrière les remparts et le danger s’évanouira. Et puis, les Biterrois font confiance à leur vicomte. Au retour de son entrevue avec le légat Arnaud-Amaury, il a traversé la ville. Il a annoncé qu’il partait pour Carcassonne, qu’il allait y lever une puissante armée de secours et qu’il reviendrait bien vite achever, s’ils se trouvaient encore là, les Croisés à demi morts de faim.Tout cela est vrai. La Croisade s’engage mal ou plutôt, elle va se jouer sur un coup de dés : que Béziers tombe vite et tous les espoirs sont permis aux Croisés ; que Béziers résiste et c’est l’échec, avec la honte en plus.
Tandis que l’armée plante ses tentes et décharge ses chariots, les assiégés, attirés sur les remparts par la curiosité, font pleuvoir sur elle des insultes, des défis et de grossières plaisanteries.
Mais voici qu’ils voient s’avancer vers la porte principale un petit groupe de parlementaires. En tête, ils reconnaissent leur vieux bonhomme d’évêque, Renaud de Montpeyroux. La lourde porte s’entrouvre un instant pour lui livrer le passage. Que vient-il faire ?
Aux consuls assemblés à la hâte, il fait part de sa mission et leur présente une liste de 222 noms, ceux des Parfaits et des principaux hérétiques de la ville. Il demande qu’on les lui livre. Alors Béziers, purgée de ses mauvais génies, pourra sans crainte ouvrir ses portes aux Croisés et sera devenue une ville amie.
Comme un seul homme, les consuls, approuvés par la population, refusent. L’évêque supplie. Qu’au moins les catholiques sincères sortent de la ville avec lui et se joignent aux Croisés. Ils éviteront le châtiment de Dieu qui ne va pas tarder à s’abattre sur la cité impie. Des catholiques sincères, il y en a, et ceux, notamment, qui entouraient Dominique lors de la conférence contradictoire qui s’est tenue dans la ville.
Fait inouï, la grande majorité d’entre eux, même les prêtres, refusent d’accompagner leur évêque parce qu’ils sont résolus, eux aussi, à défendre Béziers aux côtés des hérétiques. L’union sacrée des Biterrois s’est faite, le réflexe national contre les envahisseurs venus du Nord a joué. Découragé, l’évêque s’en va, et la Chanson de la Croisade nous dit : Quand l’évêque connut que les habitants ne prisaient ses exhortations pas plus qu’une pomme pelée, il remonta sur sa mule… Ceux qui sortirent de la ville avec lui sauvèrent leur vie.