En 1939, le gouvernement polonais était connu sous le nom de gouvernement des colonels. Ils étaient trois: le président Ignacy Moscicki ; le maréchal RydzSmigly , commandant en chef des forces armées polonaises qui, bien entendu, avait été colonel et le plus habile et le plus influent du trio, le colonel Josef Beck, qui avait exercé tous les métiers.
Dans la Pologne des colonels quiconque a jamais approché Josef Beck ou eu affaire à lui a, sur le personnage, quelque histoire à raconter. A Paris, son dossier aux archives du Deuxième bureau est presque aussi long que le couloir de Dantzig. Il date de l’époque où, jeune adjoint de l’attaché militaire à Paris, il avait subtilisé un document confidentiel sur le bureau d’un général français. On y trouve comment il se vendit aux Allemands ; comment il leur passa des secrets militaires français, ce qui lui valut d’être expulsé de France. On y trouve des détails sur sa conduite impitoyable au moment de Munich ; comment il étouffa délibérément les appels déchirants des Tchèques et falsifia certains documents en vue de rendre inopérant le traité d’amitié tchécopolonais toujours en vigueur en 1938.
Josef Beck était alcoolique ; c’était là le moindre de ses vices. En 1938 et 1939, il buvait encore plus que d’habitude parce qu’il avait un cancer et qu’il trouvait dans l’alcool un calmant pour les douleurs dont il souffrait presque continuellement. Quelques mois plus tôt, il avait reçu un petit groupe de personnalités britanniques présidé par Alfred Duff Cooper, Premier lord de l’Amirauté, et sa ravissante épouse, lady Diana. Avec toute une bande d’invités, ils avaient débarqué à Gdynia du yacht de l’Amirauté, Enchantress.
« Ce fut la grande nouba, hier soir », écrit Diana Cooper dans son journal. « Sans aucune retenue. Le tout assorti de Tziganes et de bonnets jetés par-dessus les moulins à vent de Gdynia. Nous sommes tous descendus dîner avec le colonel Beck dans un appartement d’une résidence gouvernementale. Chère succulente : borchtch, langoustes et vodka. J’étais assise à côté de Beck. Sans doute y a-t-il en lui plus que je n’ai su voir. Car je n’ai vu qu’un dur-à-cuire, et à tout prendre, un dur-à-cuire passablement éméché. »
En 1939, la Pologne des colonels était l’un des pays les plus pauvres et les plus pitoyables d’Europe. Le Traité de Versailles l’avait recréée à partir de territoires passés, à la suite des trois partages, sous le joug de la Russie, de l’Autriche, de la Prusse, et, plus récemment, de l’Allemagne. Quoi qu’il en soit, il est certain que les Polonais formaient un peuple, et un peuple fier. Ecrasés par le tsar, l’empereur et le Kaiser, ils avaient conservé intactes leur culture et leur soif d’indépendance; en 1918, ils avaient fini par recouvrer la liberté. Mais le royaume qu’on leur taillait était loin de correspondre à leurs exigences. Aussi, mirent-ils à profit la faiblesse d’une Allemagne vaincue pour pousser leur frontière occidentale jusqu’aux rives de l’Oder, englobant des milliers d’Allemands dans leurs annexions ; à l’est, ils pénétraient plus loin encore en Ukraine et en Biélorussie pour se saisir de vastes étendues de territoires, qui jamais n’avaient été polonais mais leur paraissaient dignes d’intérêt, économiquement et stratégiquement — d’autant plus que, tout à leur révolution, les Russes étaient bien trop empêtrés pour s’opposer à leur annexion.
Assez curieusement, bien qu’ils eussent perdu beaucoup plus, les Russes — au moins publiquement — se plaignaient beaucoup moins que les Allemands des frontières polonaises de 1939. Néanmoins, les trois « colonels » craignaient que s’ils signaient avec l’Union soviétique un pacte d’assistance mutuelle et que les soldats russes aient à faire mouvement à l’ouest pour leur venir en aide, jamais ils ne réussiraient à leur faire, un jour, rebrousser chemin. Aussi, leurs relations avec leur énorme voisin communiste se bornaient-elles à une politesse nuancée de méfiance et de circonspection. En vue de se prémunir contre la possibilité de revendications éventuelles de sa part, voire d’un coup de force en direction des territoires perdus, il fallait aux Polonais un allié puissant qui accourût à leur secours à la moindre menace. En 1934, ils avaient signé avec l’Allemagne nazie un pacte d’amitié et, jusqu’à la crise de Munich, un peu au-delà même, les relations avec Hitler étaient restées sur un plan amical. Le Führer répétait souvent qu’il aimait et admirait les Polonais ; n’avaient-ils pas en commun la même haine des Juifs ?
Cependant, après l’absorption des territoires des Sudètes, Hitler jeta sur la Pologne un regard de convoitise. Les Polonais disposaient de deux domaines dont il avait envie; plutôt que de recourir à la force, il espérait les obtenir de leur amitié. En premier lieu venait Dantzig. Situé sur la Baltique, à proximité de l’embouchure de la Vistule, entre la Prusse orientale et l’Allemagne proprement dite, cette ancienne et splendide cité hanséatique doublée d’un port avait, après la Première Guerre mondiale, reçu de la Société des Nations le statut de Ville libre et, nominalement, son gouverneur était le Haut commissaire de la S.D.N. Toutefois, la population de Dantzig était presque complètement allemande et s’était ralliée aux Nazis peu après que Hitler eut pris le pouvoir, en 1933. Les affaires intérieures de la Ville libre (autrement dit : la ville de Dantzig et le territoire adjacent) étaient gérées par un sénat, contrôlé par les nationaux-socialistes, mais, conformément aux termes du statut de la S.D.N., les Polonais administraient les douanes et en collectaient les revenus ; en outre, ils avaient la haute main sur les affaires extérieures. Adolf Hitler voulait que tout cela changeât : Dantzig devait faire retour au Reich.
Il y avait aussi la question du Corridor polonais. Cette bande de territoire, d’une largeur variable d’environ quatre-vingts à cent soixante kilomètres, était, avec Dantzig et sa voisine Gdynia, le port polonais, l’unique débouché de la Pologne sur la mer. Elle était peuplée d’un mélange de Polonais et d’Allemands qui, en temps normal, parvenaient à se supporter les uns les autres. Hitler aurait accepté que des Allemands vécussent sous un régime polonais ; ce genre de situation ne prenait à ses yeux d’importance que lorsque sa stratégie politique y trouvait son compte. Mais que le corridor polonais coupât l’Allemagne en deux, qu’il séparât l’Allemagne proprement dite de la Prusse orientale, qu’il obligeât les Allemands à traverser le sol de la Pologne en wagons scellés ou à voyager par mer s’ils désiraient se rendre de Berlin à, par exemple, Koenigsberg, capitale de la Prusse orientale, voilà qui était proprement intolérable.
Tout au long de l’hiver 1938-1939, Hitler et Ribbentrop avaient essayé de persuader les Polonais de les laisser disposer du « corridor » et du débouché de Dantzig, ce qui permettrait aux Allemands de porter leurs forces à l’ouest. Le 21 mars, ils firent une dernière tentative, qui se révéla malheureuse, car, le lendemain, les Allemands occupaient la vieille cité germanique de Memel (attribuée à la Lituanie en 1919) et forçaient les Lituaniens à reconnaître son rattachement au Reich. Le parallèle entre Memel et Dantzig ne pouvait échapper à personne. Aussitôt, les Polonais mobilisèrent trois classes et se mirent à renforcer la garnison de Gdynia, le port voisin de Dantzig.
Ces signes de l’intransigeance polonaise ne suffirent pas à modifier l’attitude de Hitler. Ce même jour, il informa son armée que, pour l’instant, il n’entendait pas user de la force pour résoudre la question polonaise et celle de Dantzig, car il ne désirait pas pousser la Pologne dans les bras des Britanniques. Mais, le jour suivant, l’ambassadeur polonais présentait une note qui rejetait entièrement les propositions allemandes sur Dantzig et le corridor. Cette note fut suivie d’une émeute antiallemande à Bromberg et, le 28 mars, par une nette mise au point du ministre polonais des Affaires étrangères, précisant que toute tentative allemande pour modifier unilatéralement le statut de Dantzig conduirait l’Allemagne à une guerre avec la Pologne.
Londres décida de donner un avertissement solennel à l’Allemagne. C’est pourquoi, le 31 mars, Chamberlain annonça aux Communes que si la Pologne voyait son indépendance menacée et devait répondre à cette menace par les armes, la Grande-Bretagne lui apporterait son soutien.
Le jour suivant, Hitler répliqua par un discours violemment antibritannique, à Wilhelmshaven. Il renonçait, lui aussi, à sa politique à l’égard de la Pologne. Si, le 21 mars, il avait craint que son action n’incitât la Pologne à se jeter dans les bras de l’Angleterre, il était évident maintenant qu’il n’avait plus de précautions à prendre. Entre le 28 et le 31 mars, il donna donc ses instructions à son chef d’état-major, le général Keitel, pour que les forces armées allemandes fussent mises en état d’alerte et prêtes à entrer en guerre contre la Pologne le 1er septembre 1939. Les ordres nécessaires furent donnés deux jours plus tard. Mais la détermination de Hitler de faire la guerre à l’Angleterre et à la France ne changea pas et il continua ses préparatifs dans ce sens ainsi que ses négociations avec l’Italie et le Japon.
Les autorités, en Grande-Bretagne, étaient maintenant convaincues que la seule chance de contenir les ambitions de Hitler était de créer un front contre l’expansionnisme allemand en Europe orientale. Une fois Hitler contenu, et quand on lui aurait prouvé qu’il ne pouvait plus atteindre ses objectifs par une action unilatérale ou par la menace, il serait encore temps d’engager des négociations pour un règlement général des problèmes européens, en lui donnant satisfaction sur le plan économique qui, croyait-on, motivait son agressivité.
Mais d’abord, il fallait pouvoir « contenir » Hitler. La garantie britannique du 31 mars à la Pologne fut le premier acte positif de Londres ; et bien que leur crainte d’une attaque imminente les eût peut-être contraints à agir précipitamment, les Anglais avaient déjà envisagé une garantie commune à la Pologne et à la Roumanie en remplacement de la déclaration quadripartite que le gouvernement de Varsovie avait « torpillée ».