La névrose des domestiques

La névrose et la solitude des domestiques

Cette pénible condition matérielle se double d’une situation psychologique particulièrement difficile à vivre. La suspicion pèse à tout instant sur les domestiques. La crainte, la méfiance qu’éprouvent les maîtres s’accompagnent d’un mépris profond. Les serviteurs sont considérés comme des inférieurs, des sous-hommes. Ils sont porteurs de tous les vices, capables de tous les excès. On ne leur épargne ni les mauvais traitements, ni la tyrannie. Indispensables, ils n’en sont pas moins gênants. Tout l’effort du XIXe siècle tend donc à les occulter : ils sont dépersonnalisés par la confiscation fréquente de leur prénom, écartés le plus possible des lieux de vie, niés en tant qu’individus, privés de tout droit à la sensibilité et à une vie personnelle. Le domestique connaît, à l’intérieur même de la famille où il vit, la plus terrible des solitudes, dans une situation de dépendance totale. Il en résulte des anxiétés, des tensions, des difficultés d’adaptation génératrices de troubles mentaux (la « névrose des domestiques ») pouvant mener au suicide.
Par réaction, et aussi par la force des choses, les domestiques ont, ou sont réputés avoir des moeurs assez libres. L’oisiveté dans certaines grandes maisons, la promiscuité des sixièmes, les traditions de la campagne (d’où sont issues les bonnes, en majorité) les favorisent. Le contraste est frappant (et mis en relief) avec l’apparente austérité de la bourgeoisie et de la noblesse provinciale. Apparente seulement : le « forçage » des jeunes bonnes est « presque une tradition dans certains milieux de province ». La dépendance sexuelle de la domestique semble s’accroître au cours du siècle. La bonne est ainsi soumise aux désirs de son patron, ou du fils de la maison (parfois sur l’instigation de la mère, qui choisit ainsi l’« initiatrice »). Une grossesse, vite survenue quand les méthodes contraceptives sont rudimentaires, provoque en général le renvoi, la misère, l’avortement ou l’infanticide, le suicide parfois, souvent la prostitution. Vers 1900, la moitié des prostituées sont d’anciennes servantes.

Les maîtres ne sont pas les seuls responsables

Les maîtres ne sont pas les seuls responsables. D’autres domestiques, plus âgés, ou chargés du recrutement dans les grandes maisons, abusent de leur position, ou de la familiarité et des occasions nées du service. La jeune bonne se laisse prendre à des promesses de mariage, qui n’aboutissent presque jamais. Dans les grandes villes existe en outre une homosexualité masculine et féminine. Tout ceci excite l’imagination des maîtres. On accuse les bonnes de pervertir les enfants qui leur sont confiés (des cas se sont produits ; les procès aidant, les esprits travaillent…). On voit se développer, autour de la tenue pourtant très simple de la servante, robe noire, tablier blanc et bonnet, un véritable fétichisme du tablier, dont la littérature se fait l’écho. Il arrive que la domestique parvienne à retourner la situation à son profit, et devienne la vraie maîtresse du foyer.
Témoin et conséquence de la dépendance sexuelle des bonnes, l’importance du nombre de leurs enfants naturels : encore l’abandon, l’avortement, l’infanticide sont-ils fréquents. Dans les maternités créées après 1850 pour recevoir les filles enceintes, la moitié au moins des reçues sont des domestiques. Quant à l’infanticide, fléau de la fin du siècle, on le voit augmenter considérablement à partir de 1862, date de la suppression des tours, sorte de guichets qui permettaient d’abandonner un enfant à l’hospice de façon anonyme.

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