Ce fut donc la boue qui bloqua irrémédiablement, aux portes de Moscou, une armée disposant d’une puissance considérable.
Le sort de la ville semblait pourtant scellé quand, soudain, l’étreinte allemande diminua d’intensité, puis se relâcha. Les deux pinces de l’énorme tenaille restèrent immobiles, à mi-course. Que se passait-il ? Tout simplement, la Wehrmacht faisait connaissance avec les forces élémentaires de l’automne russe et des milliers de chars, de canons, de véhicules se trouvaient englués dans une boue épaisse, dans une véritable purée d’argile, dont on ne peut avoir aucune idée en Europe occidentale. Depuis le 8 octobre, le thermomètre ne cessait de baisser, les nuits devenaient glaciales et, surtout, des pluies diluviennes coupées d’averses de neige faisaient déborder les rivières, transformaient des régions entières en marécages et les routes en fleuves de boue. C’était bel et bien la raspoutitza, la saison des « mauvaises routes ».
Le phénomène prenait une force d’autant plus absolue qu’il n’existait en U.R.S.S., en 1941, que 7 000 kilomètres de routes carrossables en toute saison, alors qu’on en comptait 400 000 en France.
Ce fut donc la boue qui bloqua irrémédiablement, aux portes de Moscou, une armée disposant d’une puissance considérable. La rage au coeur, les hommes des panzers durent stopper leur marche en avant. L’essence, les munitions, le ravitaillement n’arrivaient plus. Des colonnes entières de camions étaient engluées jusqu’aux essieux. Il fallut utiliser les chars pour remorquer les véhicules, et surtout recourir aux voitures de paysans et aux infatigables petits chevaux indigènes.
Bayerlein devait décrire les mésaventures de son groupement blindé, au nord de Mojaïsk : « Après des pluies incessantes, le terrain devint détrempé, puis commença bientôt, par intermittence, à geler. La grande route Rouza-Voronovo devint pire qu’une mauvaise route de forêt. Les chars ne pouvaient avancer qu’au ralenti dans cette purée d’argile. Les véhicules sur roues s’enlisaient. Les pionniers durent construire une chaussée avec des troncs d’arbre sur 15 kilomètres, qui ne se révéla d’ailleurs utilisable que pour les véhicules chenillés ou semi-chenillés. »
Les nuits glaciales, avec les premières gelées, mirent la troupe à la torture : « On ne pouvait construire d’abris dans ce sol boueux et saturé d’eau. Les quelques maisons en bois avaient été détruites par l’ennemi et brûlées au ras du sol. Les difficultés de ravitaillement prirent des proportions inconnues jusque-là. Maintenir les moteurs à une température constante exigeait beaucoup d’essence, la fréquence des combats sous bois se traduisait par une grosse consommation de munitions. Enfin, pendant plusieurs jours d’affilée, on ne put distribuer de repas chauds à la troupe, d’où dysenterie, troubles intestinaux. » Les effectifs fondaient déjà à vue d’oeil.
Déjà, le 11, la boue et les T 34 s’étaient conjugués pour infliger une dure défaite à la 4. Panzerdivision, attaquée une nouvelle fois par la brigade blindée de Katoukov. Guderian mentionne dans ses Mémoires que la 4. Pz. Div. a subi de lourdes pertes en chars, ne pouvant recevoir aucune aide des unités voisines en raison de la boue.
Le témoignage d’un tankiste allemand nous donne pourtant une idée de la bataille : Rien de plus effrayant, pour des chars, que de se battre contre un ennemi qui vous est supérieur. Supérieur en nombre, cela n’a pas tellement d’importance et puis nous en avions l’habitude; mais contre des chars d’une classe supérieure, c’est terrible… On a beau y aller plein gaz, ça répond trop doucement. Les blindés russes sont très maniables; à courte distance, ils ont plus vite fait de grimper une pente ou de franchir un marigot que nous de bouger et pointer nos tourelles. Dans le bruit des engins et le fracas de la bataille, on pouvait entendre leurs obus résonner contre nos blindages. Quand ils parvenaient à les crever, on percevait d’abord une longue et sourde explosion; puis c’était un ronflement; un véritable rugissement, trop effroyable, grâce à Dieu, pour nous permettre d’entendre les cris de l’équipage.