A partir des années 1820, les orientations économiques de la jeune nation et l’apparition de ses réseaux de communication font naître deux identités distinctes. Pendant que le Nord s’industrialise à grands pas, le Sud se replie dans la monoculture et le « tout esclavage ».
Souvenirs d’un ancien esclave, employé dans une plantation de coton.
Le colonel Lloyd possédait trois à quatre cents esclaves sur sa plantation principale, plus un bon nombre dans les fermes voisines qui lui appartenaient. Si un esclave était jugé coupable d’un grave écart de conduite, s’il devenait intenable ou s’il manifestait l’intention de s’enfuir, il était immédiatement amené à la plantation, sévèrement fouetté, embarqué sur le sloop, transporté à Baltimore et vendu à Austin Woolfok, ou à quelque autre marchand d’esclaves, à titre d’avertissement pour les autres esclaves.
Les hommes et les femmes esclaves recevaient chaque mois huit livres de porc, ou l’équivalent en poisson, et un boisseau de farine de mais. L’habillement annuel se composait de deux chemises, une veste, un pantalon d’hiver en gros drap, une paire de chaussettes et une paire de chaussures. L’allocation des enfants esclaves était remise à leur mère ou à la vieille femme qui s’occupait d’eux. Les enfants incapables de travailler aux champs ne recevaient ni chaussures, ni chaussettes, ni veste, ni pantalon ; leur habillement se composait de deux chemises de grosse toile par an. Quand ils n’en avaient plus, ils restaient nus jusqu’à la prochaine distribution.
On ne donnait pas de lit aux esclaves, à moins qu’une couverture grossière ne soit considérée comme un lit, et seuls les hommes et les femmes en recevaient une. Ce n’est cependant pas considéré comme une très grande privation : les esclaves souffrent moins du manque de lit que du manque de temps pour dormir; car lorsque leur journée de travail aux champs est terminée, comme la plupart ont leur lessive, leur raccommodage et leur cuisine à faire et qu’ils n’ont pour cela presque aucune des commodités ordinaires, ils passent plusieurs de leurs heures de sommeil à se préparer pour aller aux champs le lendemain ; et quand tout est fait, jeunes et vieux, hommes et femmes, couples et célibataires se laissent tomber côte à côte sur le même lit (le sol froid et humide) et chacun se couvre avec sa misérable couverture; ils dorment ainsi jusqu’à ce que la trompe du surveillant les appelle.
Lorsque celle-ci retentit, ils doivent se lever et partir aux champs. Il ne doit y avoir aucun retard ; chacun, homme ou femme, doit être à son poste ; et malheur à ceux qui n’entendent pas cet appel matinal aux champs, car, s’ils ne sont pas réveillés par le sens de l’ouïe, ils le sont par le sens du toucher : aucune distinction ni d’âge, ni de sexe. M Severe, le régisseur, se tient à la porte, armé d’un grand bâton de noyer et d’un lourd nerf de boeuf, prêt à fouetter quiconque a le malheur de ne pas entendre ou ne peut pas être prêt à partir aux champs au son de la trompe.
La croissance naturelle continue de fournir des bras, De 900 000 esclaves en 1800, les États du Sud sautent à 1 500 000 en 1820, à 2 500 000 en 1840, à 4 millions en 1860. En dépit des arguments qu’échangent les historiens d’aujourd’hui et les acteurs économiques d’hier, l’esclavage est rentable, très rentable. En 1795, un homme dans la force de l’âge coûte en Virginie aux environs de 300 dollars. Avec les mêmes caractéristiques, un esclave vaut 1 200 dollars dans la Caroline du Sud de 1860, et 1 800 dollars en Louisiane. Car, entre-temps, la suppression de la traite, les incertitudes de l’importation clandestine, l’essor du Nouveau Sud tirent les prix vers le haut. Des États, comme la Virginie, ne profitent pas de la manne du coton, mais pratiquent un « élevage » méthodique et fructueux.
Sur les 8 millions de Blancs que comptent les États esclavagistes, 385 000 seulement possèdent des esclaves, soit une proportion de 1 sur 20. La moitié ont moins de cinq esclaves, 10 000 planteurs en ont plus de 50 et 3 000 d’entre eux plus de 100. Ces planteurs jettent un regard concupiscent sur les terres de l’Ouest, qui permettront l’extension des plantations vieillies et susciteront des profits encore incalculables.
Peu importe à leurs yeux que des hommes, des femmes et des enfants subissent un traitement identique à celui des animaux, que des ventes aux enchères brisent les familles, que les conditions de vie des esclaves soient contraires à la dignité humaine.
Pour justifier les fondements de leur société, ils sont prêts à invoquer tous les arguments possibles et imaginables. Ils soutiennent que le sort des domestiques n’a rien de dramatique, qu’ils font partie de la famille, que les esclaves travaillent à leur rythme sur les plantations et n’ont qu’un faible rendement, qu’en dépit des séparations la famille noire est unie autour de la mère. En un mot, la condition des ouvriers, libres mais exposés au chômage et à la maladie, dépourvus d’une pension de retraite, abandonnés à eux-mêmes, serait bien pire que celle des esclaves. Ceux-ci auraient même grand intérêt à accepter les bienfaits de la servitude. L’esclavage serait ainsi l’avenir de l’homme, au moins d’une partie de l’humanité.
En 1860, la plupart des esclaves sont non qualifiés et travaillent aux champs. L’organisation du travail la plus courante est celle du gang labor, très bien adaptée au coton, au tabac et au sucre: les esclaves sont répartis en fonction de leurs aptitudes physiques, ils commencent à travailler au lever du soleil et cessent à la tombée de la nuit. Dans les plantations de riz, c’est le système du tank labor qui domine. Les esclaves ont des tâches bien définies à accomplir: le désherbage des parcelles, ou la réfection des digues. Une fois ces tâches terminées, ils sont libres de cultiver leur propre jardin et de s’occuper de leur maison
Une minorité d’esclaves est rattachée à la maison du maître. Ce sont les serviteurs, les cochers, les blanchisseuses ou les cuisinières… Sur les grandes plantations, il existe également une classe d’esclaves qualifiés : charpentiers, maçons, tonneliers, menuisiers ou forgerons. Dans l’ensemble, l’esclavage américain n’est que marginalement urbain, excepté à Charleston, en Caroline du Sud, à Richmond, en Virginie, et à Mobile, dans l’Alabama où les esclaves représentent plus du quart de la population totale. Les esclaves urbains disposent d’une liberté de mouvement importante par rapport aux esclaves des plantations rurales. C’est une des raisons pour lesquelles ils sont surreprésentés parmi les esclaves en fuite. Ce sont, par exemple, des boulangers, des coiffeurs ou des hommes à la journée, des cuisinières ou des couturières.