Ca fait quoi de vivre dans l’ombre d’un paternel qui tient le pays à sa botte ? Réponses à travers quatre exemples.
Les vitres blindées ont résisté aux rafales des mitrailleuses des libérateurs, alors l’immense salon circulaire est intact. Quand Saadi, le fils de Kadhafi, a fait construire sa villa en bord de mer, près du centre-ville, il voulait être tranquille. Il avait même fait interdire la plus belle plage de Tripoli pour que les ébats du peuple libyen ne gâchent pas sa vue sur la Méditerranée. Une âme de poète? Ahmed Khatem, le domestique qui dressait les dobermans et les pitbulls du maître de maison, le confirme presque: «Saadi n’est pas le pire des fils Kadhafi. Il n’est pas violent. Avec nous, il était plutôt gentil.» Pour renforcer ses dires, il ajoute:« Quand il avait organisé une fête ou un gros barbecue, il nous distribuait les restes.» Des propos qui hérissent Ali Riani, le jeune rebelle qui garde l’entrée de la villa. Furieux, il nous entraîne vers les grandes niches des chiens, dans le jardin. Elles bénéficient de l’air conditionné.
« Regardez ça! s’écrie Ali. Et nous, on vit juste à côté, à dix par appartement. On crève de chaud, on étouffe !»
Si Saadi dispensait de la fraîcheur à ses molosses, il choyait aussi des fauves. Des cages étaient réservées à ses lionceaux. Il en possédait neuf, encombrants en grandissant, déplacés au zoo de Tripoli. Le directeur des lieux, Abdulfatah Husni, taquine le plus vieux de ses pensionnaires, un beau mâle de 6 ans baptisé Oussama. A cause du mordant, probablement. «Dans la vie comme sur les terrains de foot, dit Abdulfatah, Saadi était peut-être un peu taré. Mais avec les bêtes, il était adorable.»
Sa sœur Aïcha, elle, faisait les yeux doux aux sirènes. Dans l’entrée de sa demeure, celle qu’elle a fait sculpter rehausse un trône en or. Elément de décor grotesque, mais tout est ahurissant dans cette villa pharaonique. Le splendide pool house au design épuré. La piscine couverte et le spa du sous-sol, gigantesques. Le Jacuzzi deux places. Le hammam. Les trois étages de marbre, de moquettes, de dorures de la maison principale. Le lit aux draps de satin couleur chair. Les dressings pleins, les placards débordants.
Les Libyens, stupéfaits, s’introduisent dans ce palais pour voir de leurs yeux le faste dans lequel vivait la fille de Kadhafi. Comme l’eau manque à Tripoli, les familles barbotent dans la piscine. De jeunes rebelles se prennent en photo sur fond d’or. D’autres vident les tiroirs de la table de nuit d’où s’échappent gels lubrifiants et préservatifs striés. Etalés sur le sol de la chambre et de la salle de bains, produits cosmétiques et pharmaceutiques innombrables, strings en dentelle, soutien-gorge 90 C, une cinquantaine de paires de stilettos et des centaines de robes Gucci, Prada, Versace. Collectionneuse frénétique, Aïcha a tout conservé. Même ce livre de photos de déco publié en 2010, préfacé par Caroline Sarkozy. La sœur du président a dédicacé l’œuvre de sa main: «A notre frère Guide. J’espère que ce livre sur les belles maisons parisiennes vous divertira.»
A une époque – pas si lointaine – où la France et le reste de l’Occident faisaient les yeux doux à la Libye gorgée de pétrole, Aïcha donnait des leçons à l’Occident, qu’elle connaissait bien. Elle se donnait des airs de sainte de l’humanitaire, distribuait des aumônes à la veuve et à l’orphelin, honnissait la pauvreté dans tous les congrès du monde. .. «Mais pour construire sa maison, explique Mohamed Osman, un voisin qui fait maintenant office de guide, elle a fait raser une clinique et une vieille mosquée chère au cœur des habitants du quartier.» Pour les Libyens, Aïcha incarne désormais la duplicité d’un régime qui feignait d’être ascétique et déployait le drapeau du socialisme pour dissimuler la cupidité d’un clan. Un gang.
El-Assad père, Hafez de son prénom, avait tout prévu. Celui qui a dirigé la Syrie d’une main de fer de 1970 à 2000 a désigné son héritier. Ce sera Bassel, son aîné : viril, sûr de lui, charismatique et flamboyant. Et certainement pas Bachar. Ce trouillard introverti totalement effacé n’a pas l’étoffe d’un chef. Sans compter le détail qui tue: il zozote. De toute façon, Bachar s’est fait une raison depuis longtemps. Une fois ses études d’ophtalmologie terminées et après quatre ans de pratique dans un hôpital militaire, il préfère quitter le pays et son ambiance pesante et paranoïaque. En 1992, a 27 ans, il part à Londres pour travailler au Western Eye Hospital. Chacun est à sa place : Bassel l’héritier et Bachar le médecin. Mais le 21 janvier 1994, Bassel se tue dans un accident de voiture. Hafez n’a plus qu’à refaire son testament. Dorénavant l’aîné, c’est Bachar.
Il doit immédiatement rentrer au bercail.
Le médecin va-t-il refuser? Impossible. Il est incapable de tenir tête à son père, ce monsieur si autoritaire qu’il n’a jamais vraiment connu, fréquentant davantage les gardes du corps chargés de sa sécurité que les bras réconfortants de ses parents. Bachar le timide doit se transformer en chef de la nation. A priori, ce n’est pas gagné. D’abord, il faut l’endurcir. Direction la caserne. A l’académie militaire de Homs, il obtient le grade de colonel de la garde présidentielle en 1999.
Peu à peu, Bachar change de personnalité. Il se rapproche des amis de feu son frère, comme pour mieux lui ressembler. Son père accumulant les problèmes de santé, il réalise que son heure de gloire est proche. En prévention, il fait exclure les généraux et les personnages les plus ambitieux. Un vrai réflexe de dictateur !
Et si Bachar n’était pas ce pataud malhabile moqué par le clan familial ?
New Delhi, 6 mars 1967. Un employé de l’ambassade des Etats-Unis écarquille les yeux devant l’inconnue qui lui fait face. Cette rousse aux cheveux courts âgée d’une quarantaine d’années prétend être la fille .. . de Staline ! «LE Staline ?» demande le diplomate estomaqué. Pourquoi diable la cadette de l’ancien homme fort de l’URSS cherche-t-elle à passer dans le camp américain ? Pour comprendre ce choix, il faut remonter au 5 mars 1953.
Ce jour-là, Joseph Staline meurt. Officiellement, le pays est en deuil. Mais les nouveaux maîtres du Kremlin sont soulagés de se débarrasser de son autorité violente et paranoïaque. Alors pas question de voir son spectre ressurgir. Les deux enfants encore en vie de Staline, Vassili et Svetlana (l’aîné, Yakov, est mort pendant la Seconde Guerre mondiale), sont perçus comme une menace. Svetlana sent le vent tourner et change de nom, adoptant le patronyme de sa mère, Allilouïeva. Moins clairvoyant, son frère ne prend pas cette précaution. Vassili est arrêté et condamné à huit ans de travaux forcés sur ordre de Lavrenti Beria, chef de la police politique. Il meurt un an après sa sortie de prison. Une fois son frère décédé, Svetlana devient la dernière descendante directe du «petit père des peuples». La jeune femme n’aspire qu’à une chose: vivre en paix, sans faire de politique. Mais quand on est la fille de l’homme qui a dirigé l’URSS pendant douze ans, c’est impossible. Si Svetlana veut enfin mener sa vie comme elle l’entend, il n’y a qu’une seule chose à faire: fuir. Elle profite donc d’un voyage en Inde pour rallier l’ambassade américaine. Ça y est ! En 1967, à 41 ans, elle laisse ses deux enfants en Union soviétique et débute une nouvelle vie.
A l’ambassade de New Delhi, les Américains doivent réagir vite. Ils décident d’exfiltrer Svetlana vers les Etats-Unis. En pleine nuit, la fille de Staline embarque dans un avion avec un agent de la CIA. Destination Rome. Puis Genève. Le 21 avril 1967, la «petite princesse du Kremlin» atterrit à New York. Sur le tarmac de l’aéroport JFK, une nuée de reporters la guette, des snipers sont postés sur les toits. En pleine guerre froide, Svetlana devient rapidement la dissidente la plus célèbre du bloc de l’Est. Sa biographie et le récit de sa fuite donnent lieu à des best-sellers. Elle se convertit au bouddhisme pour tenter de trouver cette paix qui lui échappe depuis tant d’années. Svetlana refuse de critiquer le régime soviétique, se déclarant« ni communiste ni capitaliste». En 2011, à l’âge de 85 ans, elle meurt dans une maison de retraite du Wisconsin
Dans le cimetière Ghencea de Bucarest, le 21 juillet 2010, des ouvriers déterrent deux cadavres inhumés depuis près de vingt ans. Armés de pelles, ils creusent la terre du tombeau supposé de Nicolae et Elena Ceausescu. Pourquoi remuer ainsi le passé? C’est une demande des descendants de l’ancien couple présidentiel roumain. Pendant dix ans, leur fille Zoia n’a cessé de mettre en doute l’authenticité de la sépulture de ses parents et elle ne s’y est jamais recueillie. Elle a passé les dernières années de sa vie à chercher leur vrai tombeau. Les deux cadavres vont donc être soumis à des analyses ADN. Mais en Roumanie, cette affaire fait ressurgir des souvenirs que le peuple a tout fait pour oublier.
Entre 1965 et 1989, les Ceausescu dirigent le pays d’une main de fer. Leur fille Zoia est partie prenante de la propagande. Son rôle : la petite adolescente parfaite d’une famille modèle communiste. La réalité est moins rose. Dans sa vingtaine, Zoia n’aspire qu’à être libre. Difficile lorsque vous êtes surveillée jour et nuit par la Securitate, la police politique. A plusieurs reprises, la jeune femme échappe à ses chaperons pots de colle pour aller retrouver ses amoureux du moment. Des relations que sa mère réprouve, n’hésitant pas à écarter les prétendants par la force. Le beau Petre Roman, fils d’un cadre du Parti ? Son père est politiquement trop proche de Moscou. Hop, ils exilent le prétendant en France ! Le journaliste Mihai Matei ? Envoyé en mission en Guinée, il mourra à son retour dans des conditions suspectes. A 30 ans, Zoia épouse l’ingénieur Mircea Oprean. Ses parents lui ont enfin donné leur bénédiction. Car, pour la fille rebelle, pas question de s’affranchir complètement de sa famille. Malgré sa soif de liberté, elle ne s’est jamais opposée au régime totalitaire de ses parents.
Elle paiera sa fidélité le 24 décembre 1989. Ce jour-là, la Roumanie est en ébullition. Une révolte populaire a abouti, deux jours plus tôt, à l’arrestation de Nicolae et Elena Ceausescu. Le couple est jugé sommairement et exécuté. Zoia a alors 40 ans. Elle est placée en détention.
Dans les médias, on la traite d’alcoolique, de débauchée. Elle est condamnée pour« dégradation de l’économie locale» et passe 237 jours en prison. Elle sera blanchie six ans plus tard. Le 20 novembre 2006, elle meurt d’un cancer sans avoir pu mener à bien son combat pour la reconnaissance de la sépulture de ses parents. C’est son mari et son frère qui assistent à l’exhumation et prennent connaissance des résultats des analyses génétiques : plus de doute, ce sont bien les époux Ceausescu qui sont enterrés à Bucarest.