Défenseurs du trône depuis plus de deux siècles, les Gardes Suisses, fidèles à leur devise, se font massacrer sur les marches d’un palais que le roi de France vient tout juste de quitter. Témoin visuel de l’horrible carnage, Napoléon déclarera plus tard, à Sainte-Hélène : Jamais, aucun de mes champs de bataille ne me donna l’idée d’autant de cadavres que m’en présentèrent les masses des Suisses . Et l’Empereur parlait en expert !
La résistance des suisses sous le péristyle a exaspéré le peuple. « Il monte alors avec rage et précipitation dans l’intérieur du château et tous les suisses qui étaient dans les appartements de cette partie furent massacrés avec la plus grande inhumanité : ils perdirent la tête, très peu se défendirent, beaucoup demandant à genoux leur grâce furent jetés tout vivants par les fenêtres. La Garde nationale, ne se voyant plus soutenue, se réunit au peuple dans la poursuite des suisses. Ces malheureux… cherchaient à se sauver par toutes les issues ; les corridors, les caves, les combles, les écuries, les greniers, leur servaient momentanément d’asile ; on les découvrait, ils périssaient à l’instant. »
Peltier évalue à sept cent cinquante le nombre des suisses qui périssent ce matin-là ; Pfyffer le situe entre six et sept cents. « Ainsi finit, dit-il, le régiment des gardes suisses du roi de France, comme l’un de ces chênes robustes dont l’existence séculaire a affronté cent orages, et qu’un tremblement de terre a pu seul déraciner. »
Le fracas du canon s’est tu ; un boulet a brisé la chaîne du poids qui meut la grande horloge du palais ; dans l’arcade supérieure du pavillon central, l’aiguille s’est arrêtée sur onze heures, l’heure de la victoire des patriotes, « la dernière heure des rois ».
L’aiguille immobile marque aussi le début d’un affreux massacre : « Le carnage devint horrible dans l’intérieur du château, écrit Révolutions de Paris avec satisfaction… Le vestibule, le grand escalier, la chapelle, toutes les antichambres, tous les corridors, la salle du trône, celle du Conseil, inondés à la fois de tout le peuple, furent teints à la fois du sang des suisses et des domestiques du prince, et jonchés de leurs cadavres. La couleur de l’habit et la livrée servirent à les faire reconnaître. Coupables de la plus insigne trahison, ils furent traités sans pitié ; la justice du peuple se montra dans toute son horreur ; on pénétra partout pour découvrir les traîtres.
Un abbé, précepteur du fils de Louis XVI, en avait recelé huit dans son appartement au fond d’une grande armoire dont il tenait encore les clefs quand on vint faire perquisition chez lui ; son air embarrassé le décela, il fut immolé, lui et ceux qu’il voulait soustraire à la vindicte publique…
Des traits de générosité seraient perdus pour les âmes cadavéreuses de la cour ; il ne leur faut que des exemples de terreur. Le peuple leur en donna : il ne fit grâce à aucun des habitués du château. Les suisses et autres cachés dans les combles furent précipités en bas, d’autres furent atteints dans les latrines, d’autres dans les cuisines, où l’on frappa de mort depuis les chefs d’office jusqu’au dernier marmiton, tous complices de leurs maîtres et étrangers à la nation. On chercha jusque dans les caves… On ne se borna point au château ; les fuyards habillés de rouge furent poursuivis jusque dans tout le jardin… sur les terrasses du palais, celle du côté de l’eau, dans le bois, dans les bassins, dans le jardin du petit prince, on en tua partout ; on porta la fureur jusqu’à égorger les suisses de porte dans leurs loges ; ils devaient partager le sort de leurs camarades, puisqu’ils étaient d’intelligence avec eux : l’empressement des portiers du Carrousel à ouvrir au peuple un piège digne des derniers supplices. »
Ce compte rendu frénétique d’un intellectuel laisse imaginer quel peut être le délire de gens plus frustes. Peltier parle « des cadavres dépouillés aussitôt qu’égorgés. Ces corps sans vie ajoutaient à l’horreur de leur aspect le spectacle d’une mutilation que la pensée peut comprendre, mais que la pudeur défend de tracer. » Et il impute ces atrocités à des femmes.
Un autre contemporain racontera le 17 août : « Un suisse tué n’avait plus que sa chemise ; une femme la lui lève et lui dit : — Tu l’as biau ! Elle s’accroupit sur la bouche du cadavre et lui fait… dedans.»
La prise des Tuileries coûta aux Suisses 615 hommes et officiers tués ou massacrés; une centaine de blessés, sauvés par des Fédérés ou des Parisiens charitables (il yen eût !), furent emprisonnés avec 396 survivants. Survivants pas très longtemps d’ailleurs, car la plupart périrent lors des massacres des 2 et 3 septembre 1792, tels le malheureux lieutenant-colonel de Maillardoz.
La versatilité de leurs bourreaux est telle que le vieux colonel d’Affry, également enfermé à la prison de la Conciergerie et jugé le 2 septembre. est acquitté et… porté en triomphe jusqu’à son hôtel ! Quant au major Bachmann, il bénéficie, si l’on peut dire, d’un jugement en règle et meurt sur la guillotine, drapé dans son grand manteau rouge, ainsi que l’écrit Lamartine.