DU PALAIS DE JUSTICE A LA CONCIERGERIE
Le Tribunal révolutionnaire est installé au palais de Justice, dans la Grande Chambre. Fouquier-Tinville, l’accusateur public, a ses bureaux dans les tours jumelles de César et d’Argent. Il loge avec sa famille dans la tour Bonbec. A partir du 17 septembre 1793, quand la loi sur les suspects est votée, la Conciergerie devient l’ anti-
chambre de la guillotine. Une fois le jugement rendu dans la Grande Chambre du palais de Justice, les condamnés à mort retournent à la prison de la Conciergerie. Les hommes sont isolés dans l’arrière-greffe ; les femmes dans l’un des petits cachots situés dans le couloir central en face des chambres des guichetières. Elles doivent parfois attendre des journées entières dans ces réduits sombres, avant d’être conduites à l’échafaud.
Mais auparavant, une toilette est nécessaire. La salle destinée à cet usage se trouve dans le vestibule du couloir central. Le bourreau Sanson fait fouiller les victimes, rassemble « pour la République » les lunettes, boutons, montres des détenus. Puis ses aides lient solidement les coudes des condamnés derrière leur dos. Ils échancrent le col de la chemise, et à grand coups de ciseaux, coupent ras les cheveux sur la nuque. Ils sont parfois vendus si la victime est célèbre (on paie fort cher pour posséder une boucle ou une mèche de Custine, de Charlotte Corday, de Louis XVI ou de Marie-Antoinette). Dans la cour du Mai attendent les charrettes qui, par la rue de la Barillerie et du pont au Change, amènent les condamnés aux lieux du supplice : place de la Concorde, de la Nation ou de la Bastille.
Le mois de mars s’achève sur les préliminaires du grand drame de la patrie. La défaite de Neerwinden livre la France à l’invasion, Dumouriez trahit et la Vendée étend ses effrayants ravages. Dans ce climat d’affolement, de passions et de colère, le Tribunal révolutionnaire ouvre ses portes.
C’est le 2 avril 1793. Une foule bruyante et bariolée a envahi le Palais de Justice. Désormais, elle est ici chez elle. Aujourd’hui, tout est peuple et on est entre soi. Cela n’ira pas, dans la suite, sans quelques excès, au grand émoi du citoyen La Bussière, officier de paix, qui se plaindra « des abominations, du scandale » qui se commettront aux abords même du lieu des séances. On y fera plus de bruit qu’au tribunal et la galerie ressemblera à une halle où se débiteront toutes sortes de comestibles, sans compter les « indécences de toute espèce » auxquelles se livreront les filles et les filous et la licence des gens sans aveu qui « lâcheront de l’eau partout ».
On se bouscule pour pénétrer dans la Grand’Chambre, où les nouveaux magistrats ont pris place. Il y a là le président avec, à sa droite, l’accusateur public et, à sa gauche, les trois juges. A leur cou, au bout d’un ruban tricolore, pend une médaille avec ces mots : Sûreté publique. De part et d’autre du tribunal on aperçoit deux longues tables se faisant vis-à-vis : l’une pour les jurés, l’autre pour les défenseurs avec, derrière eux, des gradins pour les accusés. En face, le public.
La salle est vaste ; trois grandes fenêtres l’éclairent. Dans les moments d’accalmie, on perçoit le brouhaha des quais et le lent glissement des bateaux sur la Seine.
Dans cette salle, où les illustres présidents à mortier, balayant le sol de leurs simarres ornées d’hermine, avaient pris place, où les Séguier et les d’Aguesseau avaient prononcé d’irrévocables arrêts devant lesquels le roi lui-même s’était incliné, les nouveaux magistrats ne peuvent se défendre d’un frisson d’orgueil. On a aboli la monarchie, certes, mais la splendeur de son cadre continue d’impressionner les foules. La majesté n’est pas royale, elle tient à la grandeur de l’homme et le poids de ses actes en découle. La Grand’Chambre demeure le tabernacle de la justice ; elle est célèbre dans le monde entier. Bien des contemporains émerveillés nous l’ont décrite et, après eux, Lenôtre nous y promène tel un maître des cérémonies.
De grandes dalles, blanches et noires, que l’on foule lentement, ornent le sol. Les murs sont tapissés de velours fleurdelisé au-dessus de lambris chargés de vieux ors. Au-dessus de la porte est sculpté un lion en pierre dorée, accroupi tête basse, symbolisant la soumission des plus puissants à la justice. Le plafond, la merveille du Palais, est constitué par des plaques de chêne peintes en bleu et or, entrelaçant leurs ogives et retombant en culs-de-lampe. Il a été construit au temps de Louis XII par le fameux architecte Du Hamon. Vers le milieu de la salle se dressent deux tribunes vitrées dites lanternes dont les contours figurent un défilé de magistrats dans leurs costumes des siècles passés. Elles sont réservées aux étrangers de marque.
Les sièges des magistrats sont groupés devant le parquet, petite estrade recouverte d’un tapis fleurdelysé, réservé au souverain lors des lits de justice. C’est le Saint des Saints, l’endroit sacré, le coin du roi. A proximité, mais en bas, on déposait la chaise à bras sur laquelle prenait place le chancelier de France, drapé dans une épitoge à bandes de velours rouge et tenant le sceau royal sur un tapis de velours violet brodé de lis d’or.
Des tableaux sont accrochés aux murs tel le Crucifiement d’Albert Dürer et un autre Christ au-dessus du banc des gens du roi. Il faut admirer encore la haute cheminée ornée d’un bas-relief de Coustou : Louis XV entre la Vérité et la Justice, encadré de trophées en bronze doré.
A l’extérieur, vers le pignon nord du côté de la Seine, se dressent les deux fameuses tours dites des Césars et tour d’Argent dont le premier étage servait, l’un de buvette, l’autre de cabinet de travail au Premier Président. Par un large couloir, on accède à la tour Bonbec et à la salle Saint-Louis, c’est la Tournelle, et à côté, la Petite Tournelle, anciennes salles de torture où avait été notamment questionné Ravaillac. Elles seront réservées aux délibérations des jurés. Jetons un coup d’oeil à la salle Saint-Louis, plus sobrement décorée de quelques boiseries et tapisseries. C’est là que furent jugés Jacques Clément, l’assassin d’Henri III en 1589, Ravaillac en 1610, Cinq-Mars, de Thou, Fouquet, Cartouche, Mandrin, Damiens, les protagonistes de l’Affaire du Collier… Elle en verra bien d’autres…
Tel est le décor que ne craint pas de s’offrir le Tribunal révolutionnaire, tribunal du peuple, adversaire de cette monarchie dont le luxe menace de compromettre la rigueur de la nouvelle doctrine. Aussi convient-il d’en diminuer le panache par quelques atténuations opportunes. C’est ainsi que l’on décide « la suppression des lanternes existantes en la ci-devant Grand’Chambre et le remplacement des tentures chargées d’armoiries inconstitutionnelles ». Les belles boiseries de velours fleurdelysé sont arrachées. Le Tribunal exige que le « plafond de bois de chêne », tout entrelacé d’ogives qui ne sont ni ovales, ni de plein cintre, soit remplacé par un plafond lisse et sans ornement. On le recouvre donc de lattes, de plâtre et de toile tendue. Le lion de pierre de la porte, les bas-reliefs, les sièges, les trophées de bronze doré, les lambris sculptés sont détruits tour à tour. Le Tribunal fait choix d’ornements plus modernes tant dans l’intérieur de la salle qu’à l’extérieur, qu’il commande au sculpteur Daujon.
La première séance est occupée par trois discours. Tour à tour, le président, l’accusateur et le chef du jury expriment leur désir de concourir au salut de la chose publique dans la stricte observance des lois. Ensuite, on décide de se rendre à la Convention pour y faire acte d’obédience. Le public est déçu ; il s’attendait à quelque chose de mieux : il devra patienter quelques jours encore.