Exceptées quelques grandes figures comme Rosa Parks ou Angela Davis, les femmes sont bien souvent restées dans l’ombre des luttes pour l’égalité raciale et la fierté noire. Pourtant, leur rôle fut déterminant.
Ella Baker : La militante chevronnée
C’est dans le New York de la Grande Dépression qu’Ella Baker commence son action au service de la justice sociale et raciale, inspirée par sa grand-mère née esclave. En 1930, la militante adhère à la Young Negroes Cooperative League, qui aide économiquement les Noirs de Harlem. Dix ans plus tard, elle rejoint la NAACP puis poursuit son action au côté de Martin Luther King, mais dénonce le sexisme qui règne au sein de la SCLC. Elle se concentre sur la question centrale du droit de vote.
Fannie Lou Hammer : La matayère devenue politicienne
Vingtième enfant d’une famille de métayers du Mississippi, Fannie Townsend voit sa vie basculer en 1962, en assistant à un meeting de militants des droits civiques. En 1964, elle prend la tête du Mississippi Freedom Democratic Party (MFDP). Alors que ce groupe remet en question la légalité de la délégation officielle de l’État, entièrement composée de Blancs, à la convention démocrate pour l’élection présidentielle de 1964, elle émeut le pays en témoignant des violences subies pour son activisme.
Gloria Richardon : La bourgeoise pour l’autodéfense
Gloria Richardson a grandi à Cambridge, Maryland, dans une famille bourgeoise. En 1962, lorsque le Student Non Violent Coordinating Committee (SNCC) rejette la ségrégation des lieux publics, Gloria devient une militante en soutien à sa fille Donna qui participe aux manifestations. Refusant de considérer la non-violence comme seule tactique, elle revendique le droit à l’autodéfense armée. Elle sera nommée à la tête du Cambridge Nonviolent Action Committee (CNAC).
La rebelle Angela Davis
Angela Davis inscrivit très tôt le marxisme, le féminisme et l’égalité raciale au coeur de son combat, ce qui la conduisit à adhérer au Parti communiste et au Black Panther Party. Accusée d’avoir organisé une prise d’otages meurtrière dans un tribunal de Californie, elle devint, en 1970, l’une des dix personnes les plus recherchées par le FBI. Emprisonnée, risquant la peine de mort, elle fut l’objet d’une campagne de soutien internationale au terme de laquelle elle fut innocentée et libérée en 1972.
Rosa Parks. La petite couturière de Montgomery dans l’Alabama qui, en refusant, un jour de décembre 1955, de céder son siège à un homme blanc, a lancé le mouvement des droits civiques. Elle est aujourd’hui honorée dans le monde entier. Son nom symbolise la capacité de l’action humaine individuelle de soulever des montagnes, même bâties sur des siècles de racisme et de discrimination. Figure féminine la plus connue du combat des Noirs américains pour la liberté et la justice, Rosa Parks est sans cesse renvoyée à cette image de femme africaine-américaine, fatiguée mais déterminée à ne plus se laisser faire, madone silencieuse d’un mouvement qui a permis l’émergence de celui qui allait conduire la communauté noire américaine sur la route de l’égalité : le providentiel Martin Luther King.
Certains, mieux informés, s’empressent de dire, quand on les interroge, que Rosa Parks n’était pas une simple cliente des autobus de Montgomery, mais qu’elle était depuis plusieurs années secrétaire de la section locale de la National Association for the Advancement of Colored People (NAACP), la plus ancienne organisation de défense des droits civiques du pays, et que le boycott des autobus de la ville en réaction à son arrestation était planifié de longue date.
Rien n’y fait. Malgré ces précisions, Rosa Parks reste définie par son geste de décembre 1955. Avec elle, c’est l’ensemble de la contribution des femmes noires américaines qui se trouve ramenée à cette aide digne et discrète, apportée à un mouvement orchestré par des hommes. D’ailleurs, mis à part Rosa Parks et la militante des Black Panthers Angela Davis, rares sont les femmes noires à être entrées dans la mémoire collective de cette période. Et cette invisibilité caractérisait aussi l’histoire dominante du mouvement noir jusqu’aux années 1990.
Pourtant, les Africaines-Américaines ont joué un rôle indispensable à la mobilisation de masse qui a secoué le Sud ségrégationniste à partir du milieu des années 1950 et qui était déjà à l’oeuvre dans les quartiers noirs des grandes villes du Nord et de l’Ouest depuis les années 1940. L’historien Charles Payne écrit que « les hommes dirigeaient mais les femmes organisaient ». L’exemple du boycott de Montgomery est à cet égard probant. Si Martin Luther King se met vite à occuper le devant de la scène politique et médiatique, le succès du boycott de 381 jours ne s’explique pas uniquement par les qualités rhétoriques du pasteur. Il est aussi et surtout dû à l’aménagement minutieux d’un système de covoiturage, en remplacement des autobus, par le Women’s Political Council, corporation locale de militantes noires dirigée par Jo Ann Robinson, à l’origine de l’idée du boycott, et à la ténacité des milliers de femmes noires de la classe ouvrière (les principales clientes des autobus) qui ont fait le choix de marcher des kilomètres pendant plus d’un an, plutôt que de subir un jour de plus les vexations racistes et sexistes des chauffeurs blancs.
L’oubli mémoriel dans lequel les femmes noires ont longtemps été cantonnées tient à deux facteurs liés : la tonalité masculine prise dès les premières manifestations du mouvement noir au moment de la Première Guerre mondiale (comme le New Negro) et la relégation des femmes à des tâches subalternes en son sein.
Depuis la mise en valeur des héros militaires et ouvriers noirs, le combat des Noirs américains pour une citoyenneté pleine et entière est présenté comme une reconquête de la virilité. Le développement de la NAACP, fer de lance du mouvement pour l’égalité juridique entre Noirs et Blancs, reflète la place délicate des femmes : composée d’avocats à une époque où la profession est presque exclusivement masculine, l’organisation ne laisse que peu de champ aux femmes comme d’ailleurs la majorité des mouvements politiques et d’opinion de l’époque.
Si elles sont rarement associées aux discussions de plus haut niveau sur la stratégie à mener les femmes n’en jouent pas moins un rôle crucial pour le fonctionnement des organisations de défense des droits civiques. Ce sont des militantes qui sont ainsi chargées des tâches peu gratifiantes de la rédaction de courriers et de déclarations toujours signés par des hommes, de l’entretien des locaux et de la confection des repas pour l’ensemble des membres. Ce sont elles également qui sont en première ligne pour faire le lent travail de porte-à-porte dans les petites villes et les terres du Sud, indispensable pour convaincre les habitants africains-américains de braver les dangers et défier l’ordre ségrégationniste.
Infatigables militantes de terrain, les femmes noires se retrouvent dans toutes les actions, des grandes marches dans les rues d’Albany (Géorgie) ou de Birmingham (Alabama) aux campagnes d’inscription sur les listes électorales initiées par le SNCC de 1963 à 1965. Rien de tel en effet qu’une femme noire pour parler à une autre femme noire. Même les étudiantes, dont les perspectives d’avenir sont pourtant bien différentes de celles des femmes de la classe ouvrière ou des travailleuses agricoles, partagent avec ces dernières la même expérience des discriminations et humiliations quotidiennes et du risque permanent d’agression sexuelle.
Finalement, quelle est la stratégie des femmes noires américaines au cours du long mouvement noir des années 1950 aux années 1970 ?
Le parcours de Rosa Parks est de nouveau instructif pour répondre à cette question. Contrairement à l’image de femme calme et réservée conservée dans la mémoire collective, Rosa Parks reste toute sa vie révoltée contre les injustices raciales. Après avoir quitté Montgomery pour s’installer à Detroit en 1958, elle poursuit sa vie d’activisme. Très proche des milieux nationalistes noirs menés par Albert Cleage, Rosa Parks collabore aussi avec l’élu noir John Conyers de 1965 à sa retraite en 1988. Dévouée à la cause de l’égalité raciale, sa philosophie politique emprunte aussi bien à Martin Luther King qu’à Queen Mother Moore et à Malcolm X, héros personnel de Parks. Son parcours illustre ainsi à quel point il importe de ne pas dresser d’opposition hermétique entre les deux tendances principales du mouvement noir, la tendance intégrationniste, réformiste, incarnée par King ; et la tendance radicale, voire révolutionnaire, volontiers musclée et incarnée par le BPP sur fond de soulèvements urbains.
Les femmes noires américaines n’ont pas privilégié une approche sur l’autre.
Mis à part l’infime minorité de personnes séduites par la violence révolutionnaire ou la voie de l’affrontement armé avec l’État, une immense majorité des femmes, comme Rosa Parks, étaient et sont pleinement conscientes des sources institutionnelles, structurelles, de la persistance des inégalités raciales, mais elles restent fondamentalement réformistes dans leurs objectifs de
progrès social et racial pour leurs familles et, au-delà, pour l’ensemble de la communauté noire. Si stratégie des femmes il y a, c’est une stratégie faite d’emprunts pragmatiques à tous les répertoires d’action possibles pour faire avancer la cause de l’égalité et de la justice raciales.
Infatigables, les femmes noires se retrouvent dans toutes les actions, des grandes marches aux campagnes d’inscription sur les listes électorales
Infatigables, les femmes noires se retrouvent dans toutes les actions, des grandes marches aux campagnes d’inscription sur les listes électorales