Très loin des images d’Epinal diffusées par la propagande de l’époque, la vie du poilu s’apparente à un terrifiant cauchemar où règnent en maîtres la mort, la peur, les rats, les poux, la faim et la maladie.
14 mars 1916
On ne peut donner un coup de pioche sans frapper un crâne, une jambe, un bras ou un corps. C’est un véritable cimetière bouleversé. Nos abris (d’anciens abris boches) très profonds et à deux entrées, sont remplis de poux, de gros totos noirs qui nous dévorent. Ils fourmillent. Jamais je n’en ai tant vu, ni de si voraces … Nous nous grattons jusqu’au sang, la nuit et le jour, sans arrêt.
« Nous savions qu’il allait y avoir une offensive, raconte un infirmier d’un hôpital du front, lorsque nous voyions arriver des cercueils et des croix de bois faits en série. »
Depuis le début de la guerre, les pertes étaient énormes et leur ampleur devint vite, avec la pénurie de munitions, l’angoisse du haut commandement. Dès la fin de 1914, Joffre dut se livrer à une effroyable comptabilité dont le bilan était toujours, hélas ! déficitaire. « En moins de cinq mois de guerre, écrivait-il, les pertes définitives pour l’active et la réserve (tués, prisonniers, blessés définitivement indisponibles) ont été de 420 000 hommes. Si la guerre dure encore six mois, les pertes définitives seront de 840 000 hommes. De quoi disposeront les dépôts pour répondre à ce besoin ? Ils disposeront, d’une part, de ce qu’ils contiennent présentement, d’autre part, de ce qu’ils recevront pendant ces dix mois. Ils contiennent présentement 540 000 hommes. Savoir : mobilisables : 199 000; non instruits : 348 000. Ils recevront la classe 1916, soit au maximum : 270 000. Soit au total : 817 000 hommes. »
Dans les tranchées, peu à peu, les hommes s’habituaient à la mort. A celle des autres, bien sûr, car tous confessent : « Nous avions beau voir tomber les copains, nous pensions toujours en réchapper. » Beaucoup prenaient, face à la mort, un visage de défi. Ainsi, lorsque dans des tranchées creusées à l’emplacement d’une récente bataille les terrassiers découvraient un bras allemand qui dépassait du talus, il se trouvait toujours un homme pour y accrocher crânement sa musette.
« Jamais nous ne pourrons supporter un autre hiver », disaient les combattants à l’issue de celui de 14/15. Ils durent en supporter trois autres. Le froid s’ajoutait alors à cet autre fléau de la vie quotidienne : le manque de sommeil. Pendant les quatre jours en effet qu’ils passaient tour à tour en première ligne (quatre jours en principe mais souvent davantage), les fantassins, dans la journée, devaient rester terrés, aussi invisibles que possible aux yeux de l’ennemi. La nuit, par équipes, il leur fallait travailler pour améliorer les tranchées, poser les réseaux de barbelés, évacuer les blessés. Ils devaient aussi faire des coups de main pour ramener des prisonniers ou, à défaut, des pattes d’épaule qui permettraient de savoir à quelles unités ils se trouvaient opposés. Leurs cauchemars, c’étaient les poux, les fameux « totos à croix de fer » et surtout les rats qui pullulaient, attirés par les cadavres. Pour chaque queue de rat présentée, l’intendance payait un sou.
« Tu ne peux savoir, ma mère aimée, ce que l’homme peut faire contre l’homme. Voici cinq jours que mes souliers sont gras de cervelles humaines, que j’écrase des thorax, que je rencontre des entrailles. » Le sergent Eugène Lemercier, tué aux Eparges le 6 avril 1915, à vingt-neuf ans, n’exagérait pas. C’est qu’on se battait souvent pendant des mois pour prendre une position ou un observatoire (on appelait cela : crever les yeux de l’ennemi). Certaines tranchées furent prises et reprises une douzaine de fois et l’on n’avait que rarement le temps d’enterrer les morts. La bataille se poursuivait sous terre où les sapeurs creusaient des mines qui ouvraient d’énormes cratères sous les pas de l’ennemi. Certaines étaient préparées plusieurs mois avant le début d’une offensive et, pendant ces mois, les sapeurs des deux camps se cherchaient. S’ils se trouvaient, ils se battaient dans le noir à la grenade et au couteau. Au cours de tous leurs déplacements, sous les obus et dans la boue, les hommes devaient traîner avec eux leur sac, leur meilleur ami et leur pire ennemi. Leur meilleur ami parce qu’il les protégeait souvent des balles et des éclats d’obus, leur pire ennemi parce qu’il ne pesait jamais moins de 25 kilos. En plus de leurs souvenirs, il contenait du linge de rechange, une veste, une brosse, une trousse garnie, un jour de petits vivres et six galettes de pain de guerre, une toile de tente, une paire de chaussures de repos, une gamelle et une boîte de « singe ». A tout cela s’ajoutaient un outil portatif, la musette pour le pain, le quart et le bidon de 2 litres et, à la ceinture, les cartouches. La lutte obscure des tranchées rendit vite évident le danger des tenues de 1914. Dès 1915, on remplaça le képi par le casque Adrian et l’on adopta le drap bleu horizon. Il en fallut 4 500 000 mètres par million d’hommes.
« Viendront-ils ? » Tous les jours à midi, en première ligne, cette question était sur toutes les lèvres. « Ils », c’étaient les « hommes de soupe ». Dans les secteurs difficiles, leur métier fut l’un des plus dangereux. Pour que la fumée ne les trahisse pas aux yeux de l’ennemi, les roulantes (elles firent leur apparition en 1915), étaient placées à 4 ou 5 km des lignes. Les hommes de soupe devaient parcourir cette distance dans des boyaux étroits où les tireurs d’élite ennemis les prenaient pour cible et où il n’était pas rare de voir des canons les prendre spécialement à partie. Alors, lorsqu’ils arrivaient, le « singe », le macaroni, le riz, la morue étaient toujours froids, souvent pleins de terre et ils étaient accueillis avec des injures par les hommes exaspérés.