En même temps que l’uniforme, la chaussure a été, peut-on dire, la hantise de l’Empereur, car ces centaines de milliers d’hommes, qui « grognaient mais marchaient toujours» n’avaient d’autre mode de locomotion que leurs jambes. Et c’est presque à chacune des pages des trente-deux volumes de la correspondance impériale, que l’on retrouve ce mot : la chaussure.
Les conscrits les moins pauvres, avant de rejoindre le régiment, achètent au bourg voisin une paire de chaussures, qui est souvent la première, et à laquelle ils ont peine à s’accommoder au cours de leurs premières étapes ; les autres partent en sabots.
Pour compléter les approvisionnements de la Grande Armée, avant de la lancer du camp de Boulogne sur l’Allemagne, l’Empereur avait fait intensifier la fabrication en France, puis prescrit au prince Eugène de faire fabriquer 50 000 paires à Milan, « de bonne qualité, et non pas de carton ». Puis il avait ordonné de diriger sur Strasbourg un approvisionnement de deux paires par homme, mais elles ne seront pas au rendez-vous en quantité suffisante, et l’on fera appel aux magasins d’Ulm, puis à ceux du Wurtemberg et de la Bavière, comme on l’a fait pour les effets.
Chaque fois qu’il prévoit de grands déplacements, l’Empereur se penche sur les besoins ainsi créés, et précise les rechanges que doit porter le soldat, et les points où devront se trouver les réapprovisionnements : au départ de Paris, une paire aux pieds, et deux dans le sac ; à Mayence, une paire de remplacement, puis de même à Magdebourg… Les Bureaux de Paris affirment bien dans leurs états que les dépôts ne manquent de rien, mais ils gardent jalousement le peu qu’ils possèdent. Et voilà qu’il faut maintenant chausser les 15 000
Espagnols, et les légions polonaises !
Les routes d’Espagne sont fatales à la chaussure ; lorsque les fusiliers de la Garde sont envoyés dans la péninsule, ils partent (privilégiés) avec quatre paires. Les 120 000 soldats traversent l’Allemagne sur des charrettes de réquisition pour économiser leurs chaussures, mais du Rhin à Bayonne, ils ont encore trois cents lieues à faire : trois autres paires, qui malheureusement ne se trouvent pas aux villes d’étapes.
Tout ce qui a pu être rassemblé et fabriqué à Toulouse, Nîmes, Montpellier, Bordeaux, est dirigé sur Bayonne, où l’on a fait venir 35 000 paires de Berlin, puis, après Wagram, 180 000 paires d’Autriche. Mais combien parviendront aux corps, éparpillées dans toute l’Espagne, avec des transports de plus en plus hasardeux, et exposés aux incessantes pilleries des guérillas, pas intéressées par ce butin !
Si bien qu’un peu partout, après avoir tenté sans succès d’utiliser des cuirs « verts» pour rapetasser des chaussures défaillantes, nos soldats devront utiliser les espadrilles, auxquelles ils ne sont pas accoutumés, qui les blessent et les rendent indisponibles. Des cuirassiers de l’armée d’Aragon, la mieux tenue de toutes nos armées en Espagne, rentreront en France chaussés de ces espadrilles, par-dessus lesquelles ils bouclent les courroies de leurs éperons.