Curieusement, les changements profonds de mentalité survenus, dès le printemps 1988, en Pologne et en Hongrie alors que se confirmait, en URSS, la politique de perestroïka (restructuration) lancée par Mikhaïl Gorbatchev, ne semblent guère avoir suscité de contagion en RDA, pas plus auprès de son gouvernement que de ses habitants.
A l’automne de la même année, de grandes grèves, avec occupation des lieux de travail, se succèdent partout en Pologne. Lors du dixième anniversaire de l’invasion de la Tchécoslovaquie, dix mille Tchèques défilent dans Prague au nom de Dubcek ! et Liberté ! . Quarante mille Hongrois manifestent à Budapest pour protester contre le joug communiste. Un mot jaillit de toutes les lèvres : émancipation.
Parmi les pays de l’Est, la RDA attendra longtemps avant de se détourner de l’URSS. C’est paradoxalement lors de la célébration du quarantième anniversaire de sa fondation que la chaudière, selon le mot de Thimothy Garton Ash, explose.
Le 7 octobre 1989, Gorbatchev en personne a fait le voyage. Les foules se pressent pour apercevoir sa tache sur le front. La télévision diffuse ses déclarations. Surprise : on l’entend dire que la vie elle-même se charge de punir les retardataires. Rencontrant Erich Honecker, successeur d’Ulbricht depuis 1971 et qui, sans relâche, a oeuvré au renforcement de l’alignement sur l’URSS, Gorbatchev souligne que les troupes soviétiques ne sont pas là à des fins de répression intérieure.
Le lundi 9 octobre, Gorbatchev quitte Berlin. A Leipzig, les manifestations d’opposition déclenchées depuis plusieurs jours ont été, jusque-là, violemment réprimées par la police. Après le 9, on laisse faire. Le nombre des manifestants ne cesse plus de s’accroître allant, dans la seule ville de Leipzig, jusqu’à atteindre « pacifiquement » 70 000, puis le double, puis 300 000 et, affirme-t-on, 500 000 ! D’un bout à l’autre de la RDA, on exige maintenant des élections libres. Le monolithe s’effondre, le gouvernement démissionne. Après quoi, le jeudi 9 novembre 1989, la direction du Parti ouvre le Mur.
Les images courent le monde de cette muraille d’Allemagne où s’élargissent les premières brèches. Les plus audacieux de l’Est s’y engouffrent. Ceux de l’Ouest, accourus de tous les secteurs, de tous les quartiers, les applaudissent frénétiquement, se jettent sur eux, les embrassent. Les sanglots se mêlent aux cris de joie.
Très vite, les bulldozers interviennent, des pans entiers du Mur haï s’effondrent. La nuit tombée n’arrête rien. D’énormes foules passent à l’Ouest. D’autres foules, non moins considérables, les saluent de leur enthousiasme.
Ce qui frappe une photographe française, c’est, au cours de cette nuit et celles qui suivront, le contraste entre l’obscurité quasi totale qui pèse sur Berlin-Est et la violence de la lumière diffusée par les projecteurs frappant de plein fouet les visiteurs inespérés. A l’Ouest, la ville explose de mille feux, comme si elle voulait démontrer que le jour — même artificiel — peut se substituer à la nuit.
Les jours suivants, la rencontre des deux villes se mue en folie. Pendant le week-end, deux millions de citoyens de la RDA envahissent Berlin-Ouest, arrêtent la circulation sur la Kurfurstendamm. Un flot ininterrompu d’hommes et de femmes se ruent dans la ville qu’ils désespéraient de revoir ou de découvrir jamais. Les cabas se remplissent de marchandises qui n’existaient pour eux qu’à l’état de rêve. L’Ouest et l’Est fraternisent dans les débits de boisson. Jamais à Berlin, on n’aura bu autant de bière. Les bouchons de bouteilles de Sekt jonchent les chaussées et les trottoirs. « La plus grande fête de rue de l’histoire du monde. »
Le long du Mur, des jeunes gens armés de haches en détachent des morceaux : futures reliques que les étrangers survenus par pleins avions commencent à négocier. Les premiers visiteurs sont arrivés à pied. Le samedi, les premières traban — les moins chères des voitures de l’Est — font leur apparition et leurs pétarades suscitent à l’Ouest un rire homérique.
Surprise : ces gens de l’Est, en majorité, ne souhaitent pas s’éterniser. Inquiets, ils consultent leur montre. Quand on les interroge, ils expliquent qu’ils redoutent que la mesure soit rapportée. Et si on les empêchait de rentrer chez eux ? Dans les cafés, on ne fait pas que rire, pleurer ou s’enivrer. Des dialogues s’engagent. On compare les niveaux de vie, le pouvoir d’achat des deux marks. Songeur, un de l’Ouest laisse échapper : « M’étonnerait que Kohl soit réélu après tout ça… » Un de l’Est plaide à mi-voix : « On n’est pas des sous-hommes ‘… » L’aube venue, on se sépare. Chacun rentre chez soi. On répudie les ombres pour garder l’espoir. Trois jours plus tôt, aurait-on pu croire qu’adviendrait l’impossible ?
« C’est dans les moments de ce genre, a dit un témoin, qu’on a la sensation que, quelque part, un ange a déployé ses ailes. »