Le Parti étant au pouvoir, la Reichswehr est son armée. Il n’a que faire de la S.A., véritable armée révolutionnaire dont la seule utilité devrait être désormais de servir de réservoir à la Reichswehr. Le clan Röhm ne l’entend pas ainsi. Mais tout le monde a intérêt à son démantèlement qui aura lieu dans la sanglante orgie que fut la nuit des longs couteaux.
Au sein des S.A., il y a les S.S. Ces derniers sont, à l’origine, la garde personnelle de Hitler, fanatiquement dévoués à sa personne. Ils sont commandés par Heinrich Himmler, mélange d’illuminé et de froid bureaucrate qui en fait une garde prétorienne nourrie de mysticisme raciste. Après la prise du pouvoir, Hitler, qui n’aime pas avoir tous ses œufs dans le même panier, sépare les S.S. des S.A., attisant ainsi la rivalité entre Röhm et Himmler.
Chez les S.A.; on attend avec impatience, à présent que la victoire est venue, la réalisation du « socialisme » promis par Hitler. Et quand on est 3 millions, on ne se contente plus d’attendre, on exige.
Maie c’est la déception totale. Les magnats de l’industrie lourde n’ont tout de même pas donné leur argent à Hitler pour qu’une fois au pouvoir il s’en prenne à leurs intérêts. Finies, les tirades démagogiques.
Je suis résolu à réprimer sévèrement toute tentative de troubler l’ordre actuel, déclare au contraire, le Führer aux chefs des S.A. dès le 1er juillet 1933. Et un peu plus tard : Je m’opposerai avec la dernière énergie à une seconde vague révolutionnaire. Pourquoi ? Parce qu’il faut concilier l’idéal du national-socialisme avec les exigences de la réalité économique. Pour bien mettre les choses au point, Frick, ministre de l’Intérieur, publie un arrêté punissant de façon particulièrement sévère les interventions arbitraires dans l’économie.
Röhm proclame, au contraire : La révolution que nous avons faite n’est pas seulement une révolution nationale, mais une révolution national-socialiste. Nous tenons même à souligner le mot socialiste. Les S.A. ne dévieront pas d’une semelle jusqu’à ce que notre dernier but soit atteint. On peut émettre des doutes sur la sincérité de ces propos, inspirés, semble-t-il, par l’ambition d’un homme qui commande à trois millions d’autres et peut croire que son heure est venue. Ils n’en reflètent pas moins l’état d’esprit, sinon de leur auteur, du moins de ceux à qui il s’adresse. La preuve : mettant eux-mêmes en pratique l’idée simpliste qu’ils se font du socialisme, des S.A. commencent à piller des grands magasins.
Les maîtres de l’Allemagne (les vrais) craignent d’avoir joué avec le feu. Pour eux, contrôler cette masse de mécontents après s’en être servis comme chiens de garde devient une question capitale. Déjà, certains chefs des S.A., comme Gregor Strasser, se proclament « nationaux-bolchevistes ».
En avril 1934, Hitler rencontre secrètement les principaux chefs militaires à bord d’un bateau de guerre et leur promet de dissoudre les S.A. pour peu que l’état-major lui permette de succéder au vieux maréchal Hindenburg, président nonagénaire de la République dont on attend la mort d’un jour à l’autre. En juin, il se rend à Essen pour rassurer Krupp.
Röhm, qui flaire ce qui se trame, cherche à parer le coup par la bande : il propose l’intégration des 3 millions de S.A. dans l’armée régulière, qui ne compte que 300 000 hommes. Et lui, Röhm, deviendrait le commandant en chef. Les aristocrates de l’état-major ne l’entendent évidemment pas de cette oreille. Comme dira, plus tard, le général Walther von Brauchitsch, « le réarmement est une chose trop délicate et trop sérieuse pour qu’on laisse des voleurs, des ivrognes et des pédérastes s’en mêler ».
Hitler hésite pourtant encore à affronter les forces considérables que Röhm a réussi à rassembler. De son côté, le général von Schleicher, l’ancien chancelier évincé au profit de Hitler en janvier 1933, pousse Röhm à la résistance, espérant tirer, en définitive, les marrons du feu pour son propre compte, après avoir fait s’entredéchirer les nazis. A l’ambassadeur de France, André François-Poncet, il confie que la chute de Hitler est proche. Il intrigue avec Papen et verrait assez bien en Allemagne une dictature militaire « présentable » avec lui-même à la tête, comme il se doit.
Le 20 juin, Hindenburg, qui se trouve dans sa maison de campagne en Prusse-Orientale, convoque Hitler. Celui-ci se trouve alors en présence du général von Blomberg en grand uniforme. Hitler est chancelier, Blomberg n’est que ministre de la Guerre, mais c’est le second qui donne cette fois des ordres au premier : Blomberg, qui a fait signer à Hindenburg un décret proclamant la loi martiale et qui pourra entrer en vigueur d’un jour à l’autre, intime à Hitler l’ordre d’en finir sans le moindre délai avec les S.A., faute de quoi l’armée prendra les rênes du gouvernement.
Dix jours plus tard, les ordres de Blomberg sont exécutés. C’est la « Nuit des longs couteaux ». Les Ponce Pilate en gants blancs n’ont pas de sang sur les mains : comme à leur habitude, ils ont agi par personnes interposées.