Des succès partiels avaient été remportés, mais l’essentiel de la ségrégation demeurait encore en place. L’été 1963 constitua le point culminant de l’action directe.
LA BATAILLE DE POITIER
La carrière exemplaire de Sydney Poitier, seul acteur noir à avoir jamais obtenu un Oscar.
Il n’est aujourd’hui de bon film américain, entendez « politiquement correct », que s’il est animé par un tandem où le Noir est l’égal du Blanc. Il n’en a pas toujours été ainsi : pendant près de vingt ans de 1950 à 1970 un seul acteur représenta et symbolisa les Noirs dans le cinéma
américain : Sydney Poitier, seul acteur noir à avoir jamais obtenu un Oscar (pour le rôle du docteur Prentice dans Le Lys des champs, de Ralph Nelson, en 1963).
Une naissance aux Antilles britanniques en 1924, trente-six métiers à New York, la guerre, le théâtre à Harlem dans l’American Negro Theater, rien ne semble prédisposer Poitier à devenir en quarante films la conscience noire du cinéma américain. Dès le premier, La Porte s’ouvre (Joseph Mankiewicz, 1950), l’acteur, qui interprète un rôle de docteur, se glisse dans un personnage qu’il ne quittera guère : ni bon nègre, comme l’oncle Tom, ni militant comme un black panther. Il se comporte comme un Blanc dans des rôles de héros blancs. A peine plus parfait, à coup sûr moins porteur de charge érotique. Car Poitier n’a du succès, en tant que Noir, que s’il n’effraye pas, sexuellement s’entend. On le verra ainsi pourvu d’un harem, mais restant chaste, dans Les Drakkars (Jack Cardiff, 1963), aimer platoniquement une jeune aveugle blanche dans A Patch of Blue (Une tache bleue, Guy Green, 1965), tout comme l’institutrice et l’étudiante blanches des Anges aux poings serrés (James Clavell, 1967).
Dans Devine qui vient dîner (Stanley Kramer, 1967), consacré justement aux relations amoureuses entre un Noir et une Blanche, on a droit à un seul baiser.
Même en champion de la lutte commune avec les Indiens contre l’oppresseur blanc, comme dans Buck et son complice (1971), un western « noir », dont il assura la mise en scène, Sydney Poitier reste bien en deçà du seuil de violence dont devenait emblématique la vague déferlante des héros noirs d’après 1970.
Passé derrière la caméra, le champion de l’intégrationnisme des années 1960 est devenu l’auteur de comédies légères. Le cinéma, depuis, s’est ouvert aux Noirs, acteurs, réalisateurs, personnages. Mais peut-être la bataille de Poitier, malgré toutes les équivoques qu’elle a pu contenir, n’a-t-elle pas été tout à fait inutile.
Pour forcer l’entrée dans les universités, les méthodes de non-violence se révélèrent inopérantes : la société sudiste était décidée à défendre cette forteresse, ainsi qu’en avait fait foi, à un échelon différent, la résistance de Little Rock.
En 1961, des manifestations avaient déjà accompagné l’entrée de deux étudiants à l’université de Georgie, à Athens. L’année suivante, l’intégration de James Meredith à l’université du Mississippi devait causer une émeute. Pendant deux jours, la bataille fit rage entre 2 000 Blancs surexcités d’une part, la garde nationale fédéralisée et des troupes fédérales, de l’autre. « Livrez-nous le Noir », criait la foule. Deux personnes, dont un journaliste français, furent tuées, et plus de 300 blessées. Finalement, Meredith réussit à se faire admettre et reçut son diplôme en 1963, premier Noir à être diplômé de cette université.
La lutte recommença quand Vivian Malone et James Hood demandèrent leur admission à l’université d’Alabama, d’où quelques années auparavant une Noire avait été expulsée. Par crainte d’une résistance locale, le président Kennedy mit son frère, l’attorney général Robert Kennedy, à la tête d’une force fédérale de 400 hommes spécialement entraînés dans une base voisine de Georgie. Ces troupes n’eurent pas à intervenir, le gouverneur se contentant d’une opposition purement symbolique. Quelques mois plus tard, James Hood dut renoncer à ses études pour des raisons de santé.
Ces événements signifient-ils que l’intégration universitaire est en bonne voie ? Certains pensent que la résistance s’est affaiblie depuis que le Sud s’est vu opposer la force. Admirateur lui-même de la violence, gardien de la tradition militaire, il s’incline devant une volonté appuyée par l’armée.
Luther King en a donné l’explication dans son ouvrage Pourquoi nous ne pouvons attendre ?
1963, c’est l’anniversaire de la proclamation d’émancipation, qui, selon Lyndon B. Johnson …fut une proclamation, mais non un fait.
Quand le Noir cherche du travail, il se heurte à des difficultés de tout genre : il y a en 1963 deux fois plus de chômeurs noirs que blancs, et leur revenu moyen était la moitié de celui des Blancs, dans une société en pleine prospérité. Le Noir est déçu par les partis politiques qui lui avaient fait des promesses lors des élections de 1960 et ne les ont pas tenues. L’intégration scolaire avançait à pas trop lents.
L’exemple extérieur jouait aussi : alors qu’il y a trente ans, trois pays africains seulement étaient maîtres de leurs destinées, en 1963, 34 avaient brisé leurs liens coloniaux et avaient acquis un poids décisif parmi les nations afro-asiatiques. La non-violence avait fait ses preuves dans un certain nombre d’expériences antérieures. 1963 devait en voir le triomphe.
Le choix se porta sur Birmingham, bastion de la ségrégation dans l’Alabama. Les méthodes préconisées par Luther King étaient le boycott et les sit-ins, et le but essentiel, de mettre fin aux pratiques de discrimination perpétuées par les milieux d’affaires. Il s’agissait de faire sentir le poids de la communauté noire dans le commerce de détail d’une ville de près de 400 000 habitants, dont 40 % de Noirs.
Le moment choisi fut le début d’avril, période de gros achats. Les premiers jours se passèrent en sit-ins pacifiques devant les comptoirs des restaurants dans les grands magasins : il y eut quelques arrestations. Les jours suivants, les Noirs organisèrent des manifestations silencieuses dans les rues de la ville, quand le vendredi saint les leaders furent arrêtés et emprisonnés. Relâchés au bout d’une semaine, ils reprirent le combat, et la lutte se durcit en mai. Les Noirs organisèrent des manifestations pacifiques dans le centre de la ville, avec la participation d’enfants. La police locale répondit par des arrestations massives, utilisa les bouches d’incendie contre les manifestants et lança à leurs trousses des chiens policiers. Les deux communautés s’affrontèrent avec violence. Inquiets, les hommes d’affaires consentirent à signer une trêve, fondée sur la déségrégation des restaurants dans un délai de 90 jours et l’égale admission des Noirs à un certain nombre d’emplois. Mais les ségrégationnistes, s’estimant trahis, refusèrent de reconnaître cet accord et recoururent une fois encore à la violence, lançant des bombes contre des maisons occupées par des leaders noirs.
Les émeutes reprirent : des Noirs se précipitèrent dans les rues, comme pris de panique, renversant des voitures, jetant des briques contre les passants, même noirs. Seule la menace d’une intervention des troupes fédérales et d’une fédéralisation de la garde nationale de l’Alabama, suivie de la révocation du préfet de police, arrêta le carnage.. La lutte faillit rebondir, quand, quelques semaines après ces événements, l’explosion d’une bombe dans une église tua cinq fillettes qui suivaient l’école du dimanche.
Les événements de Birmingham marquent un moment décisif. « La signature d’un accord, écrit Luther King, était le point culminant d’un long combat pour la justice, la liberté et la dignité humaine. Le paradis n’était pas encore en vue, mais Birmingham constituait un pas nouveau et sérieux vers l’égalité. Aujourd’hui, Birmingham n’a pas miraculeusement vu son caractère ségrégationniste disparaître. Il y a encore de la violence et de l’opposition… Mais le système… est à l’agonie. La seule question est de savoir quel sera le. prix de sa disparition. » Vue peut-être trop optimiste des choses, mais les événements de Birmingham ont entamé la communauté blanche : les modérés ont admis que la voie de l’avenir était celle d’un accord, car un boycott par les Noirs aurait des effets économiques désastreux sur la marche des affaires. D’autre part, les excès de la police locale, les photos des violences, abondamment reproduites dans la presse et à la télévision ont soulevé d’horreur le public et évoqué des souvenirs de guerre civile.
En comparaison de Birmingham, les heurts, très nombreux d’ailleurs, qui se produisirent entre les deux communautés dans l’été de 1963, et presque toujours dans des villes ou plages du Sud, passent au second plan. Le département de la justice enregistra 1 400 démonstrations séparées dans les trois mois de l’été 1963. L’hymne noir, Nous l’emporterons, résonna un peu partout. Et tout ce mouvement culmina avec la marche sur Washington, le 28 août.