Derrière les barbelés, il y a 4 généraux, 1 contre-amiral, environ 100 colonels ainsi que 300 commandants, 1 000 capitaines, 2 500 lieutenants et sous-lieutenants et plus de 500 aspirants.
Au temps des tsars, Kozielsk était un monastère. Les prières des moines semblent maintenant remonter à la nuit des temps. Derrière les barbelés rongent leur frein 4 généraux, 1 contre-amiral, environ 100 colonels ainsi que 300 commandants, 1 000 capitaines, 2 500 lieutenants et sous-lieutenants et plus de 500 aspirants. La moitié de cet effectif est composé d’officiers de réserve : 21 professeurs agrégés d’université, plus de 300 chirurgiens et médecins, plusieurs centaines de magistrats et d’avocats, plusieurs centaines de professeurs de lycée, nombre de journalistes, d’écrivains, d’industriels, d’hommes d’affaires, etc.’
Dans l’ancienne église orthodoxe comme dans les autres bâtiments du monastère, les prisonniers s’entassent sur des châlits à cinq couchettes superposées. Nourriture insuffisante, hygiène déplorable, possibilités de blanchissage quasiment inexistantes, poux dont nul ne peut venir à bout : tel est leur lot. Malgré tout, ils restent optimistes. Ils se refusent à imaginer que l’Allemagne haïe puisse gagner la guerre. Un lien puissant les soutient : leur foi religieuse. Depuis le début de leur captivité, une quasi-unanimité de ces hommes s’est ralliée à une très ancienne tradition de l’armée polonaise : la prière du soir en commun. Lorsque les punitions ont commencé à pleuvoir, ils ont décidé de remplacer les prières à haute voix par quelques minutes de silence.
Chaque jour, une liste pouvant comporter une centaine de noms, parfois beaucoup plus, sera dressée. Cependant que l’une d’elle s’allonge, des gardes courent prévenir ceux qui y figurent. Ordre leur est donné de prendre leurs affaires et de se réunir sur-le-champ dans ce local que l’on appelle le « club ». Après avoir restitué le matériel qui leur a été confié, ils reçoivent un déjeuner un peu plus substantiel que d’habitude et, pour le voyage, une ration de pain et des harengs enveloppés « dans du papier blanc neuf ». Cet emballage représente, à l’époque, un tel luxe que l’on en trouvera l’évocation dans tous les récits des survivants ‘.
Tout cela est si précipité que l’on n’a guère le temps de se poser des questions. Insidieusement, celles-ci commencent à se glisser au milieu de ce branle-bas : que signifie un tel traitement ? Pourquoi les évacuet-on ? Où va-t-on les conduire ? L’angoisse se fait jour, se précise, s’accroît. Cependant, un bruit commence à courir : peut-être va-t-on être libéré et, qui sait, renvoyé en Pologne ? Certains hasardent une hypothèse : les relations germano-soviétiques étant au beau fixe, peut-être va-t-on rassembler les prisonniers polonais en Allemagne ?
Ce qui conforte cet optimisme, c’est la sympathie sans réserve que manifestent les Soviétiques. Chaque groupe sort du camp sous escorte, applaudi par ceux qui restent mais aussi par certains officiers du NKVD. Quand le tour vient des généraux Minkiewicz, Smorawinski et Bohatyrewicz, les autorités leur offrent un dîner d’adieu au « club ».
Identique, l’ambiance qui règne au même moment dans les deux autres camps. Joseph Czapski, prisonnier à Starobielsk, s’en fera l’écho : « Quand, en avril, on commença à nous faire partir du camp par petits groupes, beaucoup d’entre nous croyaient vraiment que nous allions être libérés… Des hommes différents par leurs grade, milieu social, profession et opinions politiques étaient mélangés. Chaque nouveau groupe formé détruisait nos déductions précédentes. Nous avions une chose en commun : tous nous attendions fiévreusement l’heure où les noms de ceux qui devaient partir seraient appelés. Nous appelions cela « l’heure roulette » car, en cette heure, le hasard semblait bien présider au choix des noms, exactement comme les chiffres sortent aux tables de jeu sans raison ni possibilité de prévision ‘. »
A Kozielsk, le professeur Swianiewicz s’étonnera plus tard de n’avoir pas compris d’emblée le but réel de l’opération. A quelques pas de la balle dans la nuque, il n’a dû la vie qu’à un message parvenu de Moscou. Inculpé d’espionnage et attendu qu’il encourait la peine de mort, il fallait l’isoler des autres afin que l’on pût ouvrir son procès. Incroyable absurdité, logique admirable du système policier soviétique.
Quand, le 29 avril 1940, Swianiewicz a été emmené, le printemps faisait enfin son apparition. Il parle d’une « belle journée ensoleillée ». Il commence néanmoins à se poser des questions en remarquant l’attitude du commandant du camp. Pourquoi le colonel « au visage pourpre » surveille-t-il tout cela avec une attention aussi vigilante, « les mains dans les poches d’un long manteau » ? Pourquoi surtout ces « précautions extraordinaires », pourquoi ces baïonnettes ? Il reconnaîtra néanmoins : « A cet instant, devant l’éclat de cette journée printanière, l’idée ne m’effleura pas qu’il pût s’agir d’une exécution. »
Un souvenir le hantera : celui d’un lieutenant de vingt-six ans, son camarade de combat en septembre 1939 et que l’on avait amené de Wilno avec une jambe blessée. Au moment où on l’a appelé à quitter le camp, « quelque chose d’étrange a paru dans le regard de ce garçon qui, jusqu’à présent, avait supporté avec humour et confiance en sa bonne étoile tous les coups du sort et toutes les souffrances. Ce n’était pas de la peur, mais comme si un abîme s’ouvrait sous ses pieds. Puis, il se domina et nous dit adieu avec humour, comme d’habitude. Ce fut le seul cas où j’ai vu, chez ceux qui partaient de Kozielsk, quelque chose comme le pressentiment du sort qui les attendait à l’aube du lendemain ».
A peine sortis du camp, on entasse les groupes dans de grands camions et on les conduit jusqu’à la station de chemin de fer de Kozielsk. Là, on les fait monter dans des wagons blindés que l’on cadenasse derrière eux. On lit, à la date du 8 avril, dans l’un des agendas retrouvés : « Nous sommes montés dans un train blindé sous bonne escorte… Nous roulons dans la direction de Smolensk… » Stanislaw Swianiewicz, le seul épargné, confirme : « Nous avons quitté Kozielsk tard dans la soirée… Au lever du soleil, nous arrivons à Smolensk. » Un autre, à la date du 9 avril : « Impossible de nous rendre compte de la direction que nous prenons… Mauvais traitements… Rien n’est autorisé. »
Après un arrêt à Smolensk le train se remet en marche. Cela ne dure guère : le temps de franchir moins de vingt kilomètres. L’agenda d’un prisonnier anonyme indique néanmoins que les étapes ont été de plus ou moins longue durée : « 14 h 30, arrivons à Smolensk… Le soir, sommes arrivés à la gare de Gniezdovo. »
Ces agendas montrent que de telles notations ont été rédigées sur le moment même : « Dimanche 7 avril 1940. Matin. A 11 h 40, on nous ordonne de faire nos valises. A 14 h 55, fouille des affaires et nous quittons le camp de Kozielsk. A 16 h 55, on nous fait monter dans le train. Lundi 8 avril, 3 h 30, le train quitte la gare de Kozielsk. A 11 h 40, nous sommes à la gare de Smolensk. Mardi 9 avril. A 5 heures du matin, on nous fait descendre du train.» L’agenda du commandant Adam Solski : « Mardi 9 avril. La journée a commencé de façon singulière. Départ dans une voiture cellulaire composée de petits compartiments (horribles). Ils nous déposent dans une forêt, une sorte de maison de repos. Ici, fouille spéciale. Ils me prennent tout. Ma montre, mes roubles, mon anneau, mon canif, mon ceinturon… » C’est sur ces mots que l’agenda se ferme.
La dernière phrase du sous-lieutenant Jan Bartys : « Venons d’arriver à Gniezdovo, je vois des hommes du NKVD échelonnés entre la gare et les bois. » Dans les wagons, l’attente. Le qui-vive, la peur. L’un des prisonniers griffonne sur son agenda : « Il paraît que nous allons descendre… Quantité d’uniformes autour de nous. Nous n’avons eu depuis hier qu’un morceau de pain et un peu d’eau. » Le journal s’arrête là. Il sera retrouvé trois ans plus tard, ainsi que les autres agendas, sur l’un des cadavres enfouis dans la forêt de Katyn.