En mai 1942, est atteint un chiffre record de 41 navires coulés pour le seul golfe du Mexique et de 38 navires dans les Caraïbes ! L’envoi du ravitailleur U-459 pour sa deuxième mission près des Bermudes permet le maintien permanent d’une douzaine de sous-marins au large des USA et d’une vingtaine dans les Caraïbes et le golfe du Mexique.
Dans l’après-midi du 15 juin 1942, Archie Gibbs, de la marine marchande américaine, eut le désagrément de se retrouver naufragé dans la mer des Antilles pour la seconde fois en vingt-quatre heures. La veille, un U-Boot avait coulé son navire, le Scottsburg, au nord de la Trinité; après avoir passé la nuit entière dans l’eau, Gibbs avait finalement été recueilli par le cargo Kahuku de la Matson Line, qui fut, à son tour, torpillé par un sous-marin.
Celui-ci fit surface alors que Gibbs se débattait dans les flots. Le marin tenta de s’éloigner mais, comme il devait le raconter par la suite, « Les Allemands firent pivoter leur bâtiment, le mirent à l’immersion minimale et vinrent se placer juste en dessous de moi. L’un d’eux me saisit brusquement par le cou et me propulsa à grands coups de pied dans le derrière jusqu’à la passerelle. »
Gibbs craignit le pire. A l’intérieur du submersible, un officier lui mit le canon d’un revolver sous le nez pour lui faire comprendre ce qui l’attendait s’il ne répondait pas correctement à l’interrogatoire qu’il allait subir; mais, à la fin de celui-ci, les Allemands, apparemment satisfaits, lui offrirent une rasade de cognac.
Par la suite, Gibbs fut très bien traité. Il partagea les repas copieux, composés de ragoûts, de chou et de jambon fumé de l’équipage et put être le témoin d’une rencontre avec un sous-marin ravitailleur qui approvisionna le submersible en torpilles. Le cinquième jour, son odyssée prit fin. Apercevant au large de Curaçao un navire vénézuélien, les Allemands installèrent Gibbs sur un radeau et lui rendirent sa liberté.
L’expérience de Gibbs recoupait celle que connurent d’autres rescapés de navires coulés dans la mer des Antilles. C’est ainsi que deux des hommes du pétrolier M.F. Elliott furent recueillis par l’U-Boot qui avait torpillé leur bâtiment. Ayant reçu des vêtements secs après avoir été débarrassés du mazout qui leur collait à la peau, ils avaient été déposés sur un radeau dès l’apparition d’un avion de recherche. De son côté, le commandant d’un autre pétrolier torpillé, l’Esso Houston, ne cacha pas sa surprise, alors qu’il prenait place dans un canot de sauvetage, de voir le sous-marin responsable de la disparition de son navire s’approcher, et le commandant de l’U-Boot venir personnellement vérifier si l’embarcation contenait bien les vivres et les équipements qui lui seraient nécesaires.
Les sous-mariniers allemands ne manquaient pas de bonnes raisons de faire preuve de magnanimité: la mer des Antilles, c’était ce paradis où tous rêvaient d’être envoyés en mission. On n’y souffrait ni du froid, comme sur la route de Mourmansk, ni de ces violentes tempêtes que connaît l’Atlantique Nord. Parsemée d’îles, la mer des Antilles offrait de nombreux abris où un submersible pouvait mouiller en toute tranquillité et débarquer son équipage pour des séances de bronzage sur les plages de coraux et des baignades dans les eaux cristallines. Sur les îles inhabitées, les hommes organisaient des parties de chasse; sur les autres, ils s’efforçaient, sans trop de difficulté, de convaincre des autochtones de leur fournir des légumes frais et même, à l’occasion, d’agréables compagnes.
De plus, la mer des Antilles était une zone idéale pour l’attaque des navires. Les bâtiments venus de Cuba, de Porto Rico, de Panama, du Venezuela y naviguaient isolément, sans la moindre protection, aussi vulnérables que les vieux vaisseaux du temps des pirates, et il suffisait aux submersibles de remonter un peu vers le nord pour aller décimer les bateaux partis des ports américains du golfe du Mexique.
A l’époque, l’amiral Dönitz avait tout d’abord installé son quartier général à Lorient, puis décidé de le transférer à Paris au mois de mars, après un raid réussi d’avions et de navires britanniques sur Saint-Nazaire. Dans les bureaux du haut commandement des sous-marins boulevard Suchet, une carte murale de la mer des Antilles et du golfe du Mexique était constellée d’épingles à têtes dorées représentant chacune un navire envoyé par le fond, et donc une cargaison perdue pour les Alliés. Ces cargaisons étaient constituées d’étain du Venezuela, de bauxite de Guyane hollandaise, de sucre de Cuba ou de café de Colombie. Et, surtout, les sous-mariniers allemands avaient reçu l’ordre d’attaquer en priorité les pétroliers; pour cette raison une bonne partie du tonnage coulé consistait en essence d’aviation à haut indice d’octane, qui venait des raffineries hollandaises d’Aruba et était destinée aux bombardiers de la R.A.F. poursuivant leurs raids sur l’Europe occupée.
Dônitz exultait en regardant se multiplier les épingles; leur nombre ne traduisait pas seulement une suite de succès: il confirmait aussi le bien-fondé de sa tactique.
Cette tactique était fondée sur deux principes. Dônitz était convaincu que la clé de la victoire dans la bataille de l’Atlantique tenait à l’importance du tonnage détruit, quel que soit le secteur de l’Atlantique. Il pensait aussi qu’il fallait éviter les risques inutiles et réduire dans toute la mesure du possible ses propres pertes tout en augmentant sérieusement celles de l’ennemi.
Dans la pratique, ces deux principes se traduisaient par la stratégie suivante: dès que l’ennemi renforçait la protection de ses convois dans un secteur de l’Atlantique, Dônitz ordonnait à ses U-Boote de se rendre dans un autre secteur où ils pourraient opérer à moindre risque, tout en continuant à éliminer massivement les navires ennemis. Les sous-marins pouvaient se déplacer rapidement et couvrir de grandes distances: les plus grands, ceux de 1 100 tonnes, avaient une autonomie d’environ 13000 milles, tandis que les moyens, ceux de 750 tonnes, possédaient une autonomie d’environ 8500 milles; ils pouvaient être ravitaillés en mer par les fameuses «vaches à lait» à des points de rendez-vous très soigneusement choisis.
En juillet 1942, lorsque les États-Unis étendirent jusqu’à la Trinité leur système de convois, Dônitz comprit que les succès ne seraient plus aussi faciles que par le passé dans la région des Antilles. Ses U-Boote ayant d’ailleurs déjà poussé des incursions beaucoup plus au sud (ils avaient envoyé par le fond sept navires brésiliens), il décida de concentrer ses efforts sur le secteur du Brésil où une grande partie des côtes n’était pas gardée et où les perspectives paraissaient brillantes. Elles le parurent plus encore quand, peu après l’arrivée des U-Boote, un sous-marin coula à lui tout seul, en un peu plus de vingt-quatre heures, cinq cargos brésiliens au large des côtes de l’État de Bahia.
Ce fut-là un exploit remarquable et une grave maladresse diplomatique! Les précédents torpillages de navires brésiliens avaient eu lieu en mer jusqu’à 1200 milles des côtes et s’étaient échelonnés sur plusieurs semaines. Les nouveaux torpillages, en se succédant si rapidement et en se produisant si près des côtes, provoquèrent une vive réaction chez les Brésiliens. De vives et nombreuses émeutes anti-allemandes éclatèrent à Rio de Janeiro et, une semaine plus tard, le Brésil déclara la guerre à l’Allemagne.
Les Alliés en retirèrent un bénéfice énorme. Certes, le Brésil avait depuis longtemps manifesté sa sympathie à leur égard allant jusqu’à leur apporter l’aide de sa marine pour des patrouilles dans les eaux sud-américaines; mais son entrée officielle en guerre signifiait que les Alliés pourraient désormais opérer à partir de bases brésiliennes pour s’opposer aux incursions allemandes dans l’Atlantique Sud, y compris le long des côtes occidentales de l’Afrique. De nombreux navires alliés empruntant la route du cap de Bonne-Espérance pour se rendre en Extrême-Orient ou en revenir, avaient, en effet, été torpillés et contribué par là même à gonfler les statistiques de Dônitz.