Peu d’hommes politiques occidentaux ont eu aussi souvent l’occasion d’approcher Adolf Hitler qu’André François-Poncet. Nommé ambassadeur à Berlin en août 1931, il a assisté aux premières loges à l’irrésistible ascension du leader du N.S.D A.P.
Un homme tel que Hitler ne tient pas dans une formule simple…
Je lui ai, personnellement, connu trois visages, correspondant à trois aspects de sa nature.
Le premier était blême ses traits mous, son teint brouillé, ses yeux vagues, globuleux, perdus dans un songe lui donnaient un air absent, lointain : un visage trouble et troublant de médium ou de somnambule.
Le second était animé, coloré, transporté par la passion ; les narines palpitaient, les yeux lançaient des éclairs, il exprimait la violence, l’appétit de domination, l’impatience de toute contrainte, la haine de l’adversaire, une audace cynique, une énergie féroce, prête à tout renverser : un visage « de tempête et d’assaut », un visage forcené.
Le troisième était un homme quelconque, naïf, rustique, épais, vulgaire, facile à amuser, riant d’un gros rire bruyant, accompagné de larges claques sur la cuisse : un visage banal, sans caractère marqué, pareil à des milliers de visages répandus sur la vaste terre.
Quand on causait avec Hitler, on voyait, parfois, se succéder ses trois visages.
Au début de l’entretien, il semblait ne pas écouter, ne pas comprendre ; il restait indifférent et comme amorphe. On avait devant soi l’homme qui demeurait des heures entières absorbé dans une étrange contemplation, qui, après minuit, lorsque ses compagnons s’étaient éloignés, retombait dans une longue méditation solitaire, le chef auquel ses lieutenants reprochaient son indécision, sa faiblesse, ses flottements. Et puis, tout à coup, comme si une main avait appuyé sur un déclic, il se lançait dans un discours impétueux, il parlait d’un ton élevé, exalté, coléreux ; l’argumentation se précipitait, abondante, cinglante, poussée en avant par une voix rauque qui roulait les « r » et dont l’accent rocailleux était celui d’un montagnard du Tyrol ; il tonnait, il tonitruait, comme s’il s’adressait à des milliers d’auditeurs.
C’était l’orateur qui surgissait, le grand orateur de tradition latine, le tribun plein de pectus, usant, d’instinct, de toutes les figures de la rhétorique, maniant en virtuose toutes les ficelles de l’éloquence, excellant, surtout dans l’ironie caustique et dans l’invective, apparition d’autant plus frappante pour les foules qu’elles y étaient moins habituées, l’éloquence politique étant, généralement, en Allemagne, terne et ennuyeuse.
Quand Hitler partait ainsi dans une tirade ou une diatribe, il ne fallait pas songer à l’interrompre, ni à protester. Il eût foudroyé l’imprudent qui s’y serait risqué, comme il foudroya Schuschnigg ou Hacha, qui tentèrent de lui résister. Cela durait un, deux ou trois quarts d’heure. Et soudain, le flux s’arrêtait. Hitler. se taisait ; il semblait épuisé ; on eût dit qu’il avait vidé ses accumulateurs ; il retournait à une sorte d’hébétude et redevenait inerte. C’était le moment de présenter des objections, de le contredire, de faire valoir une autre thèse. Car, alors, il ne s’indignait plus, il hésitait, il demandait à réfléchir, il ajournait. Et si, en cet instant, on pouvait trouver un mot qui le touchât, une plaisanterie qui achevât de le détendre, les lourds plis qui barraient son front s’évanouissaient, sa mine ténébreuse s’éclairait d’un sourire.
Ces alternances d’excitation et d’affaissement, ces crises, auxquelles son entourage racontait qu’il était sujet et qui allaient des excès d’une fureur dévastatrice aux gémissements plaintifs d’un animal blessé, l’ont fait considérer par les psychiatres comme un « cyclothymique » ; d’autres voient en lui le type du paranoïaque. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il n’était pas normal ; c’était un être morbide, un quasi dément, un personnage de Dostoïevski, un « possédé ».
Si je devais, selon les enseignements de Taine, désigner le trait dominant de son caractère, sa faculté maîtresse, je penserais d’abord à l’orgueil, à l’ambition ; mais il serait plus juste de recourir à un terme du vocabulaire nietzschéen, dans lequel sont inclus l’orgueil et l’ambition, un terme qu’il employait, d’ailleurs fréquemment, lui-même, et qui est « la volonté de puissance ». Le premier congrès de Nuremberg qui suivit son accession au pouvoir fut baptisé par lui « le triomphe de la volonté ». Cette volonté, célébrée par une fête grandiose, c’est la volonté de puissance, conçue par Hitler comme le ressort essentiel de l’individu et du peuple d’élite, le signe auquel on les reconnaît. Voilà la force qui l’animait ! Elle imprégnait, elle gonflait toutes ses fibres, elle sortait de lui et se répandait par tous ses pores.