La guerre aurait révélé, si c’était nécessaire, que la propreté ne fait pas partie des besoins essentiels de l’homme dit civilisé, qui se résument à manger, boire, dormir et le reste si on le trouve.
Il fallait être non seulement un raffiné de la civilisation pour avoir écrit :
Ce matin, gelée blanche. Deux seaux d’eau, à la porte (de l’abri), ne sont plus que deux blocs de glace. On les fait fondre dans sa gamelle, on pend son miroir à une branche de noisetier et on se rase au soleil. On fait sa toilette avec bien du sérieux, quand on songe que, demain, on se vautrera dans la boue. C’est une occupation. Elle nécessitait certes une grande bonne volonté : Je me suis rasé devant un périscope calé entre deux sabots. Pas d’eau. J’imbibe d’eau de Cologne une serviette empoissée de confiture.
Le front était tenu surtout par des terriens, qui, à cette époque du moins, ne se souciaient guère d’hygiène, mais on y manquait presque toujours d’eau. En cas d’abondance, on en remplissait sans doute des baquets ; si une source se trouvait proche, même entre les lignes, la corvée d’eau pouvait s’y faire d’un accord tacite à des heures différentes pour chacun des deux camps. Mais, comme le vin et le café étaient souvent rares, la soif commandait d’utiliser l’eau pour la boire. Quand un cantonnement avoisinait une rivière et qu’on y conduisait les soldats en corvée de linge, peu nombreux étaient ceux qui en profitaient pour piquer une tête ou seulement se laver à fond. Certains soldats, parmi les plus soigneux, parvenaient, même en ligne, à faire sécher leur linge devant un maigre feu dissimulé et à rapetasser leurs habits et recoudre leurs boutons. Mais les Français n’étaient sur ce terrain de la propreté corporelle, au niveau des Scandinaves ou des Anglo-Saxons : car, parmi les contingents venus d’outre-mer, Canadiens et ANZACS offraient souvent, à l’étonnement de nos bonhommes, de grands spectacles aquatiques.
Pourtant des douches, plutôt sommaires, étaient installées parfois en deuxième ligne, avec de pseudo-salons de coiffure:
« Mes hommes vont prendre des douches dans une écurie. On a installé au plafond un vieux pétrin mécanique troué en passoire. Les faisceaux sont rangés le long des rigoles de la rue, et les vaches les flairent en passant. Mais cela devenait la corvée de douches.«
Seule, une petite élite courageuse (ce n’était pas forcément les officiers ou les intellectuels) se livrait en ligne, quand l’occasion s’y présentait, à une toilette moins sommaire, et se rasait, plus ou moins régulièrement. Bien des témoins regardaient ces courageux comme des excentriques, atteints d’une maladie de propreté, ou des délicats d’un genre un peu particulier. Rares sont les carnets ou livres de souvenirs, qui mentionnent comme un plaisir ces soins accomplis en plein air, dans des conditions de confort et de température, il faut le reconnaître, plutôt sportives.
« C’est une volupté sans bornes de se laver à grande eau, ailleurs qu’au repos. C’est un plaisir des dieux de renifler l’odeur de caoutchouc frais (de la cuvette pliante), du savon à barbe et de la pâte dentifrice, mêlée à l’odeur des feuilles mouillées et de la terre. »
Cet ensemble de crasse, de chevelures et de barbes à l’abandon, justifié d’ailleurs par l’obligation permanente de ne se déchausser ni se déshabiller, n’a pas entraîné, comme on aurait pu le craindre, un mauvais état physique général. Tout au plus, quand une relève déplaçait ses pieds à hauteur de la figure des hommes couchés dans leur niche, les odeurs pouvaient-elles les réveiller.
Sueurs trempant, puis glaçant le drap des habits, linge inchangé pendant des semaines et conservant les parasites avec lesquels le soldat finissait par vivre en ménage, sinon en bon ménage ; voisinage des cadavres, mains qui tenaient le pain et touchaient les aliments, souillées par le contact de la terre mêlée de déchets alimentaires et de sanie, normalement générateurs de gangrène ou de tétanos, tout cela constituait un défi permanent à l’hygiène et à l’asepsie.
L’hygiène ne triomphait pas non plus aux feuillées. En ligne, ces longues fosses d’aisances, creusées aux abords des tranchées, aux endroits les mieux abrités du feu de l’ennemi, et si possible des vues, étaient encadrées de deux planches sur lesquelles tous, aussi bien officiers que soldats, devaient poser les pieds. Mais il arrivait qu’un lourd vol de torpilles vînt troubler les occupations et que s’ensuivît une chute nauséabonde. Par les jours d’été, les odeurs empuantissaient bien des secteurs. De même, aux abords des cantonnements, la paresse ou la commodité amenaient les soldats à se libérer où ils se trouvaient. Si bien qu’on a pu dire que sur des centaines de kilomètres! du front, de la mer du Nord à la Suisse, c’était une traînée ininterrompue d’ordures antiréglementaires.