La charrette conduisant les condamnés de la Conciergerie à la place de la Révolution
est encadrée par une foule étonnamment silencieuse. Les unes après les autres, les têtes tombent: tous les condamnés ont été courageux. On connaît le mot célèbre de Danton au bourreau: «Tu montreras ma tête au peuple, elle en vaut bien la peine.» Ce tragique épilogue ouvre la tragédie de la Grande Terreur.
Comment en est-on arrivé la ?
À partir de l’automne 1793 s’opposent trois groupes: les radicaux, les modérés, soucieux d’atténuer la Terreur, regroupés autour de Danton et Desmoulins et les robespierristes, qui contrôlent le Comité de salut public et la majorité de la Convention. Le premier groupe a été diminué par le procès des Enragés, ce qui laisse face à face modérés et robespierristes, en faveur desquels penche le rapport des forces. Les difficultés économiques et militaires expliquent la radicalisation de la Terreur. L’affaire de la Compagnie des Indes donne aux robespierristes l’occasion de se débarrasser des dantonistes; les plus impliqués, comme Fabre d’Églantine, entraînant avec eux de véritables innocents (Desmoulins) ou des complices plus lointains (Danton)…
Malade et fatigué, il obtint un congé du 12 octobre au 21 novembre 1793, pour aller se reposer à Arcis-sur-Aube, en compagnie de sa nouvelle épouse, Louise Gély. Quand il revint, ses adversaires avaient occupé le terrain, principalement Robespierre. Il s’éleva contre les manifestations antireligieuses des Hébertistes. Mais, fatigué de cette ambiance de dénonciations continuelles, il entreprit vers la fin décembre une campagne antiterroriste, appuyé par Camille Desmoulins dans son journal Le Vieux Cordelier.
Robespierre, une fois débarrassé des Hébertistes, se retourna contre Danton. Celui-ci fut prévenu par plusieurs collègues que les deux Comités préparaient un rapport contre lui. Il haussa les épaules, en disant : « Ils n’oseront pas. » A ceux qui lui conseillaient de fuir, il répondit : « On n’emporte pas la patrie à la semelle de ses souliers. »
Sur un rapport de Saint-Just, Danton fut arrêté le 30 mars 1794, en compagnie de certains de ses partisans. Il se défendit si habilement devant le Tribunal, sa voix de stentor porta si loin (« Moi vendu! Les hommes de ma trempe sont impayables; c’est sur leur front qu’est imprimé, en caractères ineffaçables, le sceau de la liberté, le génie républicain… ») que Saint-Just et Amar durent faire voter en hâte à la Convention un décret spécifiant que tout prévenu de conspiration qui insulterait à la justice nationale serait mis hors des débats sur-le-champ. Danton fut donc réduit au silence.
Le 16 germinal même (6 avril 1794), au début de l’après-midi, le bourreau Sanson se rendit à la Conciergerie pour y faire la toilette de « ses hommes » : « Gros gibier aujourd’hui ! » lui cria un gendarme.
La journée était superbe. Paris se ruait à ce prodigieux spectacle : Danton conduit à la guillotine.
Mais, en dépit du ciel bleu et des arbres en fleurs, que signale un témoin, ce n’était pas, de la part de la foule, cette joie indécente qui avait récemment souffleté Hébert et sa bande.
Danton avait, à l’arrivée de Sanson, montré une tragique gaieté et la conserverait sur la charrette : il voulait être « Danton jusqu’à la mort ». Depuis sept jours, il plaisantait, envisageait en riant l’heure où « Sanson leur démantibulerait les vertèbres cervicales ».
Les charrettes avaient quitté la Conciergerie à quatre heures. Elles suivaient le chemin ordinaire : le Pont Neuf, le quai du Louvre et la longue rue de la Convention, ci-devant Saint-Honoré, pour aboutir à la place de la Révolution par la rue ci-devant Royale. Elles cheminaient lentement et chacun put contempler, entraînés au supplice, ces grands révolutionnaires.
Frénilly les vit passer. « Trois charrettes peintes en rouge attelées de deux chevaux, escortées de cinq à six gendarmes, traversaient au pas une foule immense et silencieuse qui ne montrait pas de joie et n’osait montrer d’horreur. Chaque voiture contenait cinq ou six condamnés. » Danton attirait tous les regards : « Son énorme tête ronde fixait orgueilleusement la foule stupide. »
Quel chemin pour Danton, de ce Palais où il avait, tout jeune homme, basoché pour le patron Vinot, à cette place de la Révolution où tant de sang déjà avait coulé, dont il avait, parfois malgré lui, déchaîné le flot ! Il passa devant la place de l’école, le petit café du Parnasse, où il avait connu sa bonne Gabrielle et échangé avec elle tendres paroles et gais propos. Plus loin, au café de la Régence, il aperçut David qui osait, de la terrasse, croquer l’ami qu’il avait envoyé à la mort : Danton eut un sursaut devant tant d’impudence. « Valet ! » lui cracha-t-il. Maintenant on était engagé dans la rue ci-devant Saint-Honoré : on atteignit la maison Duplay, le logis de Robespierre. Se tournant vers la maison, le condamné cria encore : « Tu me suis ! Ta maison sera rasée ! On y sèmera du sel ! »
Ils descendirent des charrettes quand le soleil couchant rougissait le ciel derrière les arbres fleuris des Champs-Elysées. Depuis quelque temps, l’abbé de Kéravenant, ce prêtre qui avait marié Danton, suivait les charrettes en prononçant les paroles de l’absolution. Sur la place, il les murmurait encore. Mme Gély, belle-mère de Danton, prétendait en avoir reçu l’assurance de la bouche même du prêtre. Celui-ci était d’ailleurs, les documents le prouvent, de ces « aumôniers de la guillotine » qui s’étaient donné la mission de suivre les charrettes jusqu’à l’échafaud.
Le bourreau était pressé : il bouscula ses gens. Il fallait que les quinze hommes fussent dépêchés avant la chute du jour. Hérault voulut embrasser Danton ! Sanson les sépara. « Imbécile, fit Danton, empêcheras-tu nos têtes de s’embrasser dans le panier ! »
Il s’avança le dernier, les pieds dans le sang de ses amis. Alors, étant seul sur l’échafaud, il eut, lui aussi, un sanglot : « Ma bien-aimée, dit-il, ma bien-aimée, je ne te verrai donc plus ! »; mais se ressaisissant : « Allons, Danton, pas de faiblesse! » se cria-t-il, et au bourreau : « Tu montreras ma tête au peuple, elle en vaut la peine ! »
Un instant après cette tête puissante roulait dans le panier.
Georges-Jacques Danton mourait à trente-quatre ans et six mois. Il avait joué, cinq ans, sur la scène du monde le rôle tumultueux d’un athlète de la Révolution et finissait comme il avait vécu, tout à la fois sentimental, brutal, grandiloquent, sur les planches d’un échafaud, sa dernière tribune.