Le Palais-Royal en ébullition
En ce début de juillet, le Palais Royal fait penser à l’agora de la cité antique, l’austérité en moins. Il va devenir rapidement le centre de l’incendie.
La charge du prince de Lambesc racontée par Nicolas Ruault
Lambesc fondit sur le peuple assemblé place Louis XV; il reçut des coups de pierres de ce peuple, puis il courut le sabre à la main avec quelques Allemands dans les Tuileries où on lui jeta des chaises aux jambes; il y fendit la tête d’un vieux médecin qu’il foula au pieds de son cheval et s’enfuit au plus vite dans la place, dans la crainte d’être pris dans le jardin.
Cette crânerie de Lambesc donna l’effroi par toute la ville.
Jusqu’au 12, l’agitation parisienne est demeurée sporadique. Il s’agit plus d’une atmosphère inflammable que d’émeutes. La plupart des gens espèrent encore tellement en Necker que même les plus malheureux se tiennent dans des limites. C’est dire que l’annonce du renvoi de leur idole va faire aux Parisiens l’effet d’un brandon jeté sur un tonneau de poudre.
Entre neuf heures et midi, les bruits venus de Versailles se répandent partout. Au Palais-Royal, les jardins débordent sous l’afflux de plusieurs milliers d’hommes et de femmes, à tel point que les arbres vont plier « sous le poids de ceux qui étaient perchés dessus ».
Des dizaines d’interpellateurs se juchent sur les tables du Café de Foy, l’un des seuls établissements à en avoir installées en plein air. Ils rivalisent dans la protestation, d’autant plus que beaucoup de Parisiens ont appris aussi que la ville est entourée de troupes qui la menacent comme s’il y avait un siège. Plusieurs fois, un cri nouveau retentit, que la masse du peuple n’avait pas lancé jusque-là : aux armes !
L’un des plus écoutés, le plus, selon ce qu’il affirmera, c’est Camille Desmoulins.
Il avait guetté les occasions dans les tribunes des Menus-Plaisirs, où faute d’avoir pu se faire élire par son pays natal de Guise, en Picardie, et déjà plus journaliste qu’avocat, il glanait les informations et tentait d’approcher quelques-unes des célébrités de l’heure. Malgré une jeunesse difficile d’aîné de sept enfants, et le manque de causes dû à sa pauvreté et à une tendance au bégaiement, il se sent, il se sait fait pour de grandes choses.
La table branlante sur laquelle il monte à son tour, au Café de Foy, va, il n’en doutera jamais, lui en donner l’opportunité.
Si on l’en croyait, non seulement c’est lui qui va soulever toute la foule du Palais-Royal, mais il aurait commencé vraiment la Révolution.
Son grand talent de plume lui offrira la possibilité d’en convaincre ses amis, en succombant à une faculté d’exagération, qui n’est pas le moindre de ses défauts, mais qu’une ironie à fleur de peau lui permet heureusement de tempérer. S’il n’est certes pas le seul des orateurs du Palais-Royal ce jour-là, il saura conserver ses propos et en donnera un premier témoignage quatre jours seulement plus tard, dans un lettre à son père :
Je vais sur les trois heures au Palais-Royal ; je gémissais au milieu d’un groupe sur notre lâcheté à tous, lorsque trois jeunes gens passent, se tenant par la main et criant aux armes. Je me joins à eux ; on voit mon zèle, on m’entoure, on me presse de monter sur une table; dans la minute, j’ai autour de moi six mille personnes.
Citoyens, dis-je alors, vous savez que la Nation avait demandé que Necker lui fût conservé, qu’on lui élevât un monument : on l’a chassé ! Après ce coup, ils vont tout oser, pour cette nuit, ils méditent une Saint-Barthélemy pour les patriotes
J’étouffais d’une multitude d’idées qui m’assiégeaient; je parlais sans ordre.
Aux armes, ai-je dit, aux armes! Prenons tous des cocardes vertes, couleur de l’espérance (…). L’infâme police est ici. Eh bien! qu’elle me regarde, qu’elle m’observe bien ; oui, c’est moi qui appelle mes frères à la liberté.
« Alors je descendis; on m’embrassait, on m’étouffait de caresses. Mon ami, me disait chacun, nous allons vous faire une garde, nous ne vous abandonnerons pas, nous irons où vous voudrez (…).
« Je pris un ruban vert et je l’attachai à mon chapeau le premier. Avec quelle rapidité gagna l’incendie ! »
Il distribue, tant qu’il en a, des bouts de ce ruban vert, et, quand il n’en reste plus, les gens arrachent les feuilles basses et encore bien vertes des arbres du jardin, pour en mettre à leur chapeau, dans un des multiples défilés qui vont maintenant sillonner Paris. Camille n’a peut-être même pas gardé la tête de celui qu’il vient de provoquer. Peu importe qu’au fil de ses récits, on trouve plus tard deux pistolets, et qu’il ait maintenu jusqu’au bout avoir gardé la haute main sur le soulèvement. Écrite presque sur le vif, sa lettre donne un bon résumé de tout ce qu’on va crier pendant deux jours dans tout Paris.
Avec ou sans lui, la foule déchaînée fait procéder à la fermeture des théâtres, y compris l’Opéra, dont elle considère que le fonctionnement serait un scandale en ce jour devenu un jour de deuil.
L’une des processions populaires les plus importantes se rend boulevard du Temple, où un sculpteur de figures de cire, Curtius, d’origine allemande, s’empresse de faire don du buste de Necker qu’il venait de modeler; en prime, il y joint celui du duc d’Orléans, qui n’a pourtant, lui, subi aucune vexation. Il sauve ainsi son atelier de l’envahissement.
Derrière ces deux bustes, le cortège le plus important, brandissant des drapeaux noirs, toujours en signe de deuil, suit les boulevards jusqu’à la place Vendôme, où un détachement de dragons, submergé par le nombre, ne peut que s’effacer. Les manifestants arrivent place Louis XV et investissent les jardins des Tuileries.
C’est là que se produisent les premiers heurts entre le peuple et les cavaliers du Royal-Allemand, qui surviennent en renfort. On ne compte encore que quelques blessés, quand Besenval, tenu au courant par estafettes au Champ-de-Mars, où il a établi son quartier général, donne l’ordre à Lambesc de faire charger ses hommes et de dégager les Tuileries. Lambesc, dont les mercenaires ne comprennent rien à tout cela, se trouve pris avec eux dans un déluge de pierres et d’autres projectiles. Il a beau ordonner plusieurs fois des charges meurtrières, il doit de nouveau battre en retraite, non sans avoir fait sabrer au passage les premières victimes de la journée. Il reste sur place les débris des deux bustes de cire mais en pièces, et peut-être quelques cadavres, qui ne seront jamais recensés. Le bruit, non vérifié, se répand dans Paris que le prince de Lambesc en personne a tué un vieillard à coups de sabre.