La seule réalité du travail des Etats généraux, on la trouve dans les interminables conférences de conciliation où s’affrontent Tiers Etat et noblesse tout au long du mois de mai.
Et pour cause, de la solution du problème sur lequel achoppent les Etats (le vote par tête ou par ordre) dépend tout simplement le maintien de ces Etats dans leur forme d’antan, ou leur transformation en assemblée nationale.
Nombre de députés au Etats généraux de 1789
Le clergé (291 députés)
La plupart sont des prêtres de paroisse et des curés de campagne. mais on recense
également 46 évêques et archevêques.
Des divisions se font jour dans ses rangs après que de nombreux députés, émus
par la misère du peuple, se sont prononcés pour une meilleure équité fiscale.
Le tiers état (578 députés)
Il représente 95 % de la population. Les professions judiciaires fournissent
les deux tiers de son contingent. Deux transfuges célèbres les ont rejoints:
le comte de Mirabeau et l’abbé Sieyès, qui a publié, en janvier 1789, un best-seller explosif en faveur de cet ordre méprisé. La première revendication du tiers est d’obtenir le vote par tête, et non par ordre.
La noblesse (285 députés)
Elle rassemble des figures illustres de la monarchie, nobles titrés et aristocrates (La Rochefoucauld, Noailles, Choiseul, le duc d’Orléans … ), mais aussi des gentilshommes et des membres du Parlement. Unis, ils sont opposés à toute
évolution de la société monarchique.
On s’attendait à beaucoup de choses au lendemain de cette ouverture solennelle, si décevante qu’elle ait été. La France continuait d’attendre presque tout des États Généraux.
Or, il se passe précisément ce que personne n’avait prévu : les États sont frappés de catalepsie. Le premier événement des États Généraux est que, pendant plus d’un mois, il n’y aura pas d’événement. On dirait qu’un charme maléfique a endormi ce rassemblement historique à ses premières heures.
Entre le 6 mai et le 11 juin, les députés s’installent dans une situation de blocage, à partir d’un problème qui aurait pu être résolu en huit jours : la vérification des pouvoirs de chaque élu.
On entend par là que les envoyés des bailliages et des sénéchaussées doivent vérifier mutuellement leur désignation, ce qui est presque aussi simple que d’exhiber un passeport ou une lettre de change. C’est d’autant plus aisé que les membres des délégations se connaissent presque tous, chacun à l’intérieur de son Ordre et de sa région. Ils savent les uns et les autres la façon dont ils ont été désignés, et n’ont pas manqué de se munir des quelques parchemins indispensables pour authentifier leur titre, grâce à la signature des présidents et des secrétaires des assemblées électorales. Pour passer de l’action locale à des activités nationales, ils n’ont qu’à collationner l’ensemble de ces papiers.
Cela sera même si facile que, quand la situation sera enfin dégagée, presque aucune réclamation ne s’élèvera contre une élection quelconque. Imagine-t-on un inconnu essayant de se faire passer pour un député sans être aussitôt dénoncé par les autres délégués de son pays ?
Mais tout se coince avant ces formalités, parce que les deux premiers Ordres vont vouloir vérifier leurs pouvoirs entre eux, et inviteront les gens du Tiers à faire de même. Or, ces derniers, avertis par les partisans du vote par tête, Mirabeau notamment, ne tombent pas dans le piège. Vérifions nos pouvoirs, certes, mais tous ensemble. Si les bourgeois se laissent faire, le principe du vote par Ordre s’imposera au départ. Il y aura trois assemblées, et non le grand brassage collectif que le royaume attend. Du coup, les députés du Tiers, qui persistent à se faire appeler en majorité « membres des communes », s’incrustent dans la grande salle du bas, dont il a bien fallu leur laisser la disposition, alors que la Noblesse et le Clergé se cloîtrent dans les deux salles du haut.
Dès le matin du 6, les nobles attaquent allègrement leur auto-vérification, malgré les protestations de quarante-sept libéraux, dont La Fayette, qui proposent de se joindre tous dans la seule salle unique possible. Ils ont cent quatre-vingts députés de leur Ordre contre eux.
Les gens du Clergé décident d’imiter l’attitude des nobles, mais seulement par cent trente-trois voix contre cent quatorze, preuve que les « petits prêtres » ne se laisseront pas manoeuvrer docilement par les évêques.
Quant au Tiers, il se contente de regagner les places qu’il occupait la veille, désigne provisoirement un doyen d’âge… et se croise les bras. Il se garde même d’envoyer la moindre délégation aux deux autres Ordres, pour ne pas donner l’impression d’acquiescer à la séparation.
Si ces derniers les rejoignent, ils seront les bienvenus. Nulle animosité ne se manifeste contre eux au sein du Tiers. Mais il refuse l’idée de les admettre dans une différence structurée, et lui-même n’esquisse pas la moindre vérification de ses droits. De même, il ne se manifeste pas plus en direction du Roi et des ministres, pour ne pas se singulariser, comme il reproche aux deux autres Ordres de vouloir le faire.
Après une trop longue mise en place dans « leur » salle (toute une matinée d’attente imposée par l’incohérence des hérauts d’armes, et le déménagement vers l’étage de plusieurs banquettes), les messieurs du Tiers, déjà de mauvaise humeur, n’ouvrent donc que vers les trois heures ce qu’on ne peut même pas appeler une séance; il va s’agir d’une sorte de débat de club à durée indéfinie. Ils ne se reconnaissent que le droit de pérorer en attendant la réunion générale.
Mais, pour ce qui est de pérorer, diable, ils vont le faire! Sacrés bavards! Une inondation d’éloquence va recouvrir la salle et déborder sur la France pendant six semaines.