L’Eglise est riche, certes. Mais où va son argent ? Certainement pas dans la poche des curés de campagne, réduits à une portion de plus en plus congrue. C’est qu’elle est aussi de plus en plus riche en parasites de toutes sortes qui ponctionnent les ressources du bas clergé. Celui-ci (dont le pouvoir d’achat est en chute libre) exige une meilleure répartition des biens ecclésiastiques… Mais d’autres les convoitent déjà
L’évêque est pourceau, le prélat glouton, replet et lippu, le moine obèse et licencieux : les thèmes de la caricature révolutionnaire sont déjà dans tous les esprits, répandus par le flot des libelles contestataires des années 1780. Le faste épiscopal, désormais, choque, et l’on vitupère une église vendue à l’argent. Dieu aurait-il été trahi par les siens ?
Riche, l’église d’Ancien Régime l’est immensément. Cette évidence a longtemps dispensé d’y aller voir de plus près, et bien des obscurités en masquent encore l’étendue. On sait que les 139 diocèses de l’église de France disposent en 1789 de 200 à 240 millions de livres de revenu brut, provenant pour moitié de leur patrimoine. Dans les villes, évêchés, abbayes et couvents possèdent nombre de terrains et d’immeubles à gros rapport, puisque l’essor urbain a fait doubler la valeur des loyers au cours du siècle.
La propriété foncière rurale est plus importante encore. On sait que les terres de l’église représentent 6 à 10 % du territoire, ce qui est considérable pour une population de 130 000 personnes (0,5 % des Français). Encore ne s’agit-il que d’une moyenne nationale. La proportion varie selon les régions.
Diversité régionale, donc, mais surtout fort contraste dans la répartition des revenus. Car si la richesse collective de l’ordre est grande, elle est aussi mal partagée. L’essentiel en revient au haut clergé (abbés, chefs de communauté religieuse, évêques et archevêques, chanoines des cathédrales), soit 4 000 personnes. Les évêchés sont richement dotés en bénéfices, et les chapitres cathédraux disposent de prébendes considérables. L’archevêque de Narbonne a 160 000 livres de revenu, plus de 120 000 livres de ses abbayes en prébende. Ainsi le haut clergé ( c’est-à-dire les grandes familles nobles, les Montmorency, Rohan, La Rochefoucauld et autres Clermont-Tonnerre ) accapare-t-il l’essentiel des revenus fonciers et immobiliers de l’église.
En 1790, le curé de Thezeils, du diocèse de Cahors, établit ainsi le budget minimal d’un curé de campagne : il faut, compte-t-il, 700 livres pour la nourriture (450 pour le curé seul, mais il ajoute les frais d’hospitalité : le médecin, le notaire, le chirurgien, de passage dans la paroisse, s’invitent toujours à sa table), 300 livres pour le chauffage et la chandelle, 250 pour l’habillement, 750 pour le cheval et deux domestiques (ce qui est beaucoup, notre curé veut tenir son rang !), enfin 120 livres de dettes à rembourser chaque année (il s’est endetté lors de son installation) soit environ 2 100 livres au total !
Bien sûr, des bataillons entiers de curés sont réduits à bien moins. La portion congrue, seul revenu fixe garanti au desservant de la paroisse (une manière de SMIC ecclésiastique), est fixée par édit royal. De 300 livres en 1690, on l’a portée à 500 en 1768 et à 750 en 1786, sans que ce dernier chiffre garantisse pour autant un pouvoir d’achat équivalent à celui de 1690.
De tels tarifs expliquent aisément la disette des prêtres . Les curés disposent certes de ressources complémentaires mais les rétributions perçues pour l’administration des sacrements sont d’un rapport par trop variable : à paroissiens pauvres, curé désargenté. Parfois, les morts sont une surcharge pour le curé, va jusqu’à déclarer un desservant à qui il arrive de payer de sa poche les frais d’enterrement.
Rien d’étonnant à ce que les doléances des congruistes réclament la suppression du cumul des bénéfices et une amélioration de leur sort par des ponctions sur les biens monastiques et capitulaires. Derrière le mot d’ordre de 1 800 livres pour tous la révolution des curés est en marche. Mais les richesses du haut clergé susciteront d’autres convoitises