La noblesse française est en crise. Un malaise sépare les nobliaux appauvris de la noblesse de cour, enrichie et acoquinée avec la finance. L’une et l’autre se jalousent et se méprisent.
En fait, il existe plusieurs noblesses, chacune jalousée ou dédaignée par les autres. La première, d’origine chevaleresque, la seule authentique, a dressé une barrière pour ne pas être confondue avec les autres ce sont les fameux « honneurs de cour », pour lesquels il faut prouver une noblesse antérieure à 1400. La deuxième se rapproche encore de cette tradition : ce sont les familles où l’on compte trois générations successives d’officiers ayant mérité la croix de Saint-Louis. Enfin, la troisième, la plus nombreuse, est issue de ces offices et charges anoblissants que la monarchie, qui fait argent de tout, vend pour remédier au déficit chronique du Trésor.
A côté de la noblesse de chancellerie, conférée par la charge de secrétaire du roi, et de la noblesse dite « de cloche », acquise pour les titulaires de charges municipales de 16 grandes villes, prospère une abondante noblesse d’offices, qualifiée aussi de « noblesse de robe ». Ces offices, ce sont ceux des 13 parlements, des 13 chambres des comptes, des deux Cours des aides ainsi que des Cours des monnaies de Paris et de Lyon, sans oublier les conseils souverains de certaines provinces. Tout cela n’est rien, en comparaison des 40 bureaux de finance dont les charges anoblissantes ont soustrait la partie la plus industrieuse du Tiers au triste devoir de payer des impôts. Depuis François ler, et surtout depuis Louis XIV, la noblesse est vendue, comme un certificat d’égoïsme civique, à ceux qui veulent échapper à l’impôt. Sans dédaigner ses filles, la grande noblesse titrée n’a que mépris pour ces parvenus, les « robins ». Invités à visiter la galerie d’ancêtres d’un président au parlement de Paris, un grand seigneur laisse tomber, en voyant tous ces magistrats raides et pompeux : Quelle magnifique roture !
La noblesse chevaleresque a beaucoup décliné, mais conserve un rôle d’apparat, dans la mesure où elle a gardé sa fortune. En effet, le seigneur qui n’a pas cédé à l’attraction de Versailles vit de moins en moins bien sur ses terres, peu à peu dépouillé de ses droits par l’intendant « Depuis Louis XIV, tout a ployé sous les commis… », écrit Taine, et les cahiers de doléances de la noblesse de province sont unanimes pour se plaindre de ce fléau qu’est l’intendant du roi, en général un homme de fraîche noblesse : « La plus grande marque de respect que nous puissions donner à Votre Majesté, écrit la noblesse de Montreuil-sur-Mer, est de garder le silence sur son administration… »
Dans ses campagnes où elle végète en rognant sur tout, achevant de se ruiner pour soutenir ses fils à l’armée, cette noblesse constate avec amertume que rien n’est donné au mérite, mais tout à la faveur et à l’argent. Elle vise ainsi l’autre fraction de l’ancienne noblesse, celle qui, « présentée » à la cour, y vit à demeure et s’est réservé le monopole des grâces, titres et pensions. Tout le monde quémande, et les plus désintéressés le font, sinon pour eux, du moins pour un parent, un ami, un inconnu recommandé. Du maréchal de Ségur, manchot depuis la bataille de Lawfeld, Rivarol écrit :
Il tend jusqu’à la main dont le bras lui manque… Le plus grand scandale, pour cette noblesse besogneuse, est de voir un grand seigneur, bénéficiaire déjà de plusieurs pensions, en réclamer une pour son fils, afin de permettre à celui-ci un fructueux mariage avec une fille de finance. La pension du roi devient ainsi l’hameçon indispensable pour ferrer une belle dot.
Cet état des choses révolte la noblesse provinciale, condamnée à l’oisiveté, sous peine de dérogeance, et assistant, impuissante, à l’avènement de cette caste de financiers, à son triomphe insolent. A mi-chemin de la noblesse, à laquelle ils aspirent, et du peuple, dont ils sortent, en marge de la magistrature, où ils se ménagent d’utiles appuis, à l’abri de ce pouvoir royal dont ils se réclament pour pressurer les contribuables, les fermiers généraux et autres manieurs d’argent constituent une classe qui, par ses alliances dans les plus grandes maisons, s’agrège à la noblesse, la domine et la discrédite dans l’opinion.
Ce qui suscite l’animosité à l’égard de ces nouveaux privilégiés, dans le peuple comme dans la noblesse pauvre, c’est moins l’énormité de leur fortune ou la manière ostentatoire dont ils en jouissent que l’apparente facilité avec laquelle ils l’ont faite. On les a connus laquais, petits commis, fournisseurs ; on les a vus s’enrichir en signant et en manipulant des papiers ; on les retrouve, eux ou leurs fils, beau-père d’un duc, gendre d’un prince, alliés à nombre de grands seigneurs pour qui la pauvreté est le seul vice qui déshonore.
Ces réussites spectaculaires, couronnées par l’achat des plus hautes charges de cour, donnent le vertige aux envieux, aux malchanceux, à tous ceux pour qui les ressources du commerce ou de la banque sont interdites sous peine de déroger. Au début du siècle, Saint-Simon en gémissait ; en 1781, le bailli Mirabeau écrit « Je vois que la noblesse s’avilit et se perd ; elle s’étend sur tous les enfants de sangsues, sur la truandaille de finance, introduite par la Pompadour, sortie elle-même de ces immondices. »
Il y a donc, au sein de la noblesse, un grand malaise, dû au clivage entre noblesse de souche, provinciale appauvrie, et noblesse de cour, acoquinée avec la finance. L’argent trace entre elles une ligne de démarcation presque infranchissable. En revanche, il y a collusion, de plus en plus étroite, entre cette haute noblesse et la grande finance, non seulement par tant d’alliances profitables, mais aussi par une manière commune de vivre, de dépenser et, parfois même, de penser.
La noblesse… Un autre peuple
Dénoncé par la plupart des économistes du siècle, et en dernier lieu par Necker, le conflit entre riches et pauvres a fait de la noblesse, d’ordre homogène qu’elle était, « un autre peuple », comme le dit Saint-Simon, au sein duquel les classes s’affrontent. Dans ses cahiers, la noblesse provinciale exprime son immense amertume et va même jusqu’à réclamer, pour la distinguer de ces parvenus qui ont tout envahi, une marque distinctive honorifique, comme une croix pour les hommes et un ruban pour les femmes. Les nobles du Périgord rappellent que l’égalité doit régner dans la noblesse, que celle-ci ne doit pas être divisée en classes. Celle d’Annonay déplore que ses prérogatives, désormais liées à des charges vénales, l’exposent « à recevoir dans son sein des membres n’ayant d’autres considérations qu’une fortune dont la source était souvent impure ». Un peu partout, la vénalité des charges anoblissantes est regardée comme « une occasion ouverte à mille gens sans lumières, sans science, sans talents, sans probité de parvenir à des offices dont dépendent les biens, l’honneur et la vie des citoyens ». La noblesse va même jusqu’à demander que les magistrats soient élus.
Le clergé et la noblesse ne représentaient que 0.42% et 1.25% des Français.
Le clergé et la noblesse ne représentaient que 0.42% et 1.25% des Français.