Des traces profondes en Allemagne comme en France
L'année 1916 et Verdun laissèrent des traces profondes en Allemagne comme en France. Le kronprinz en a écrit plus tard : « Pour la première fois, j'eus conscience de ce que c'est que perdre une bataille », et Ludendorff : « Verdun était une plaie béante qui rongeait nos forces » ; la fatigue de l'armée était alors visible aussi bien chez les permissionnaires que dans les hôpitaux. 700 000 Allemands avaient été mis hors de combat sur le front occidental. Le retentissement chez les civils de ces pertes, joint aux privations dues au blocus, commençait à faire penser que l'effort allemand pourrait ne pas être poursuivi jusqu'à un terme heureux.
Dans le camp français, les soldats en viennent à trouver qu'on leur demande trop. Trop souvent, le repos espéré, mérité et promis, a été refusé aux troupes épuisées. Beaucoup de divisions, remontées à Verdun, y ont connu une seconde décimation pour aller, parfois, en subir une troisième dans la Somme. L'amertume des combattants, visant plus les grands chefs et les « embusqués » que l'arrière, où vivent leurs familles, s'était déjà traduite, on l'a vu, par des manifestations et quelques faits — ou légendes — révélateurs, dont les gendarmes pendus à Verdun. Dans ces indices, que va développer l'effet des théories inconsidérément offensives de Nivelle, s'inscrit en filigrane la crise de 1917.
Verdun ouvre sur des dimensions
essentielles mais très différentes dans
le temps. Sur le court terme de la guerre,
elle persuade les milieux dirigeants
français que Nivelle et Mangin, l’artilleur
et le fantassin, « l’école de Verdun »,
ont mis au point la méthode infaillible
pour reprendre le terrain perdu. Joffre
est considérablement affaibli et même
Pétain se trouve désormais dans l’ombre
de Nivelle. Au final, le bilan stratégique
de la bataille est nul. Elle n’est pas la
bataille la plus meurtrière de la guerre,
mais elle est celle qui marque le plus
les Français. Elle symbolise l’échec de
la conception allemande de l’offensive,
mais les armées françaises sont
épuisées par leur victoire défensive.
Les bilans humains sont loin
d’être faciles à établir. Selon les « états
récapitulatifs des cinq jours », du
21 février 1916 au 20 décembre 1916,
377 221 pertes sont à déplorer du côté
français, soit 61 619 tués, 100 689 disparus
et 214 913 blessés.
Les bilans les plus
sérieux font état de 162 400 morts
pour les Français et de 140 000 pour les
Allemands. Pour ces derniers, il est plus
difficile d’avoir un chiffre exact, une partie
des archives de Berlin ayant été détruites
par les bombardements alliés de 1945.
On notera cependant deux choses :
d’une part la théorie élaborée a posteriori
par Falkenhayn, affirmant qu’il s’agissait de « saigner à blanc l’armée française »,
ne tient pas, les Allemands ayant eu
des pertes assez comparables à celles
des Français. L’armée française
est épuisée par sa victoire défensive,
mais les Allemands le sont presque
autant. D’autre part, le nombre
considérable des disparus, dont un
grand nombre d’entre eux dorment
encore du sommeil définitif dans la terre
meusienne, atteste incontestablement
de la violence des feux de l’artillerie
et de l’impossibilité de fournir une
tombe convenable à leurs dépouilles.
Les bilans mémoriels de long
terme sont tout aussi importants.
La mémoire française de la bataille
est clairement surdimensionnée
par rapport à la mémoire allemande.
Les raisons en sont connues, mais
peuvent être rappelées. Le système
de noria, mis en place par Pétain,
permit à un nombre considérable de
régiments et de divisions de s’approprier
mémoriellement la bataille de Verdun.
Par ailleurs, les unités non-combattantes
se reconnurent également dans
la bataille par leur participation active
à sa logistique. Les territoriaux, qui
entretinrent au quotidien la « Voie
sacrée », eurent tout à fait l’impression
d’avoir « fait Verdun » à l’issue
de la guerre. Leurs familles aussi.