L'impuissance tragique des baïonnettes contre les mitrailleuses
La guerre de tranchées ne peut s'expliquer que par l'apparition d'un ensemble de facteurs révolutionnaires dont on n'avait pas mesuré toutes les conséquences à la veille de 1914.
La première révolution concerne la puissance de feu ; déjà, au cours de la guerre de 1870, le fusil Dreyse ou le chassepot, se chargeant par la culasse, avaient montré les avantages de la défensive-offensive. Autour de Metz, les troupes de Bazaine avaient infligé des pertes sanglantes à l'infanterie prussienne et ouvert la voie à des succès qu'un commandement timoré et hésitant n'avait pas su exploiter. Après 1880, les progrès se sont accélérés. A la fin du siècle, les armées disposent de poudres sans fumée qui n'encrassent plus l'âme des pièces et entraînent l'apparition de fusils à répétition dont la portée efficace atteint 800 mètres, au lieu de 200 pour l'arme en usage sous Napoléon, et de mitrailleuses capables de cracher 350 balles à la minute. En un siècle, la surface de la zone dangereuse que doit franchir l'assaillant s'est multipliée par 4 ou 5 et un bataillon d'infanterie dispose d'une puissance de feu à la minute six à sept fois supérieure. Le risque s'est donc multiplié par 25 ou 30. Quant à l'artillerie, elle tire désormais, de 5 à 12 kilomètres, des obus à haute capacité explosive.
Les premières rencontres d'août 1914 devaient montrer l'impuissance tragique des baïonnettes contre les fusils à répétition et les mitrailleuses, ainsi que l'échec sanglant des attaques frontales.
L'enterrement dans les tranchées et le front continu
Schlieffen et Moltke avaient fait dépendre l'issue de la campagne contre la France du succès d'une gigantesque manoeuvre d'enveloppement à travers la Belgique. Une attaque massive en Lorraine, face au gros des armées françaises appuyées au système fortifié de Séré de Rivières, paraissait trop aléatoire. Malgré tout, cette manoeuvre de débordement devait conduire à un échec total. A la Marne, l'aile droite allemande, affaiblie par les réactions inconsidérées de Moltke, devait se heurter à une gauche française reconstituée et plus puissante. En moins de quinze jours, on avait assisté à un renversement radical de la situation. Toutefois, le repli allemand, l'apparition d'une nouvelle armée sur l'Aisne ne permirent pas au commandement français une exploitation complète de la victoire de la Marne. Quant à la « course à la mer », ce fut la répétition de tentatives de débordement avortées. Chaque manoeuvre d'enveloppement devait trouver aussitôt sa réplique. Comment expliquer cette impuissance réciproque et l'apparition d'un front continu dès le mois d'octobre ?
Les innovations techniques apparues au cours des décennies précédentes et dont la plupart des conséquences s'étaient déjà fait sentir à la faveur de conflits réputés secondaires, permettent de tirer, à la fin de 1914, un certain nombre d'enseignements :
La puissance de feu rend impossible toute attaque frontale, sans une préparation minutieuse.
L'infanterie, grâce à ses armes à répétition et à ses mitrailleuses, peut désormais tenir un front considérable.
L'importance des effectifs, les transports rapides et massifs effectués par chemin de fer s'opposent à toute manoeuvre de débordement et conduisent au front continu.
Il en résulte deux constatations majeures pour le combattant et le commandement. L'ère des formations denses est révolue. De petits groupes de combattants, soigneusement dissimulés ou, mieux, abrités dans des tranchées précédées de barbelés, peuvent tenir en échec des masses infiniment plus nombreuses qui ne peuvent plus songer à attaquer qu'en formation diluée précédée d'une imposante préparation d'artillerie.
Enfin, la bataille de la Marne a sonné le glas de la manoeuvre du corps d'armée autonome. Le général von Senger devait souligner que l'échec de l'armée de Kluck annonçait le front continu et mettait fin à une forme de manoeuvre poussée à la perfection par Napoléon ou Moltke l'Ancien.
Pourquoi les tranchées ont perduré
Ce sont les soldats eux mêmes
qui, dès 1914, imposèrent
le creusement de
tranchées. Face au carnage
terrifiant causé par l'artillerie
et les mitrailleuses dans
les premières semaines du
confiit, se battre à découvert
devint vite illusoire.
Pour survivre sans reculer,
il fallait s'enfouir dans le sol.
C'est ainsi que naquirent,
spontanément, les premières
tranchées. Petit à
petit, elles dessinèrent une
ligne de front enterrée, qui
se stabilisa fin 1914. Les
deux armées se faisaient
face, cachées et immobiles,
comme dans un siège
réciproque. Avec, côté allemand,
une attitude plus
défensive, pour tenir les
territoires conquis ; et côté
français, une priorité à l'offensive, pour reprendre
ces mêmes territoires.
Cette situation imprévue
prit les états-majors de
court: ils n'en avaient pas
les clés. Comment user
l'ennemi ? Comment percer
ses lignes? Les armées
élaborèrent leur stratégie
sur le tas. En 1915, Joffre crut
pouvoir grignoter les
lignes allemandes en cumulant
les offensives. En
1916 et 1917, dans les deux
camps, on paria sur des
attaques massives, comme
à Verdun et dans la Somme.
Toute une série d'armes et
de plans d'actions furent
inventés ou améliorés pour
défaire les lignes ennemies :
lance-fiammes, gaz, grenades,
mines souterraines,
barrage roulant d'artillerie
pour couvrir un assaut
d'infanterie ... Mais cet
acharnement ne payait pas.
Les armées apprirent, au
prix de millions de vies, que
les tranchées étaient inexpugnables.
Les pilonnages
d'obus ne venaient pas
à bout de leurs défenses
toujours renforcées. Les
assauts terrestres étaient
arrêtés par les mitrailleuses,
l'artillerie et les barbelés.
Si une percée était réalisée,
l'exploiter en envoyant des
troupes dans la brèche, à
travers un champ de bataille
dévasté, était mission impossible.
Il fallut une série
de nouveautés (notamment
l'usage des chars) pour
que, début 1918, ces imprenables
tranchées tombent
enfin, permettant la conclusion
des combats.