Il y a loin de cet état d'âme complexe qui est celui du combattant aux élucubrations de ceux qui, à l'arrière, l'imaginaient heureux de faire la guerre. D'autant qu'il y avait la peur : la nuit, même dans les secteurs calmes, l'apportait quotidiennement à ceux qui ne dormaient pas d'un sommeil harassé. Dans les petits postes, les guetteurs passaient deux heures sur quatre, mordus au ventre, quand un frisson de l'herbe imitait le glissement d'une patrouille qui rampe et s'apprête à vous surprendre.
La nuit créait aussi les fusillades et les paniques sans cause. L'affolement nocturne déclenchait la fusée rouge demandant le barrage, auquel répondait l'artillerie d'un ennemi pareillement déconcerté. Ces barouds improvisés correspondaient souvent à la fête de Noël ou du Nouvel An, où l'on ajoutait un médiocre champagne et la gnôle à la ration de pinard; ou bien à une bataille gagnée par les Allemands sur les Russes, sinon à l'entrée du Portugal ou du Montenegro dans le camp allié. Ce n'est pas à dire que le courage spontané fût méprisé, et l'accusation d'avoir eu les foies n'était pas de celles qu'on acceptait facilement. Mais la préoccupation la plus normale du soldat, c'est que la bagarre, si possible, n'atteigne pas son secteur et que, dans celui-ci, les artilleurs ne provoquent pas inconsidérément les représailles de l'ennemi.
Vos femmes vous font cocus
Dans les secteurs enchevêtrés, où, se voyant de plus près, les hommes des tranchées adverses en arrivaient à connaître leurs habitudes, et même leurs origines réciproques, on s'interpellait parfois familièrement; on s'envoyait des défis. Une légende veut que des Allemands aient inscrit sur une pancarte dressée au-dessus de leur tranchée : Vos femmes vous font cocus. Dans ces rapprochements forcés, la pratique la plus courante était non pas la fraternisation, mais une sorte d'entente tacite : si les lignes sont à vingt mètres l'une de l'autre, on ne se sert pas des fusils, qui rendraient le secteur intenable, et l'artillerie, qui n'en est pas toujours à vingt mètres près, ne tire pas non plus, crainte de confusion.
Lorsqu'il existe entre les lignes des mares et des trous d'eau, chacun des occupants va s'y laver ou faire sa corvée de bidons à une, heure différente. De même on n'observe pas à la lettre les consignes rituelles pour les veilleurs de harceler nuit et jour l'ennemi, tirer sur tous les points de stationnement qu'on a pu repérer : créneaux d'observation, entrées d'abris, chantiers de travailleurs, feuillées, etc., toutes prescriptions qui avaient pour but de maintenir l'esprit offensif, si difficile à conserver, quand les armées se trouvent face à face depuis plusieurs années.
Quand l'ennemi apparaissait sous l'aspect inoffensif d'un travailleur, d'un cuisinier, ou faisait ses besoins, le soldat était incapable des grands raisonnements qui font tirer comme sur un lapin... et pourtant nous jubilions quand nos obus tombaient en face.
Du pinard et des lettres pour combattre l'ennui et le cafard
Je m'ennuie. L'expression
revient comme un
refrain dans les courriers
et les carnets des Poilus. Contre l'ennui, l'écriture
sera l'une des principales
occupations, avec l'artisanat,
du Poilu morfondu dans
la tranchée. Ils façonnent de leurs
mains des objets pour se survivre
à eux-mêmes, laisser une
trace, en rêvant d'une postérité
de pacotille: ils tuent le temps
sans espérer la prochaine attaque,
le prochain assaut qui
sera donné par un officier, de
ce coup de sifflet qui broie les
tripes, intime l'ordre de sortir
du trou et d'aller droit devant. ..
L'attente de l'heure de la soupe,
du rata, rythme les journées des fantassins. La distribution du pain etde l'eau potable (denrée
rare, surtout lors des chaleurs estivales
et aussi l'hiver, qui fera
boire de la neige etde l'eau souillée
aux soldats), ainsi que celle
du père pinard et de la gnole,
prennent la dimension de moments
de bonheur brefs mais
apaisants, pour des soldats que
la résignation guette et qu'un patriotisme
chevillé au corps et à
l'âme tiendra droits jusqu'aux
premières mutineries de 1917.
L'ennui est aussi combattu par
l'heure espérée de la relève par
des contingents frais, et surtout
par celle, suprême, de la permission!
Le cafard est une expression qui fut inventée dans les
tranchées pour désigner ce bourdon
proche de la dépression, du
moins d'une mélancolie certaine.
Contre lui, il existe peu de grands
remèdes, hormis le père pinard
et l'écriture, donc. La correspondance
avec l'arrière demeure le
chasse-spleen à double tranchant
numéro un du poilu déprimé qui
attend sans attendre de passer à
l'action.