Tomber avec les honneurs

Histoire d'une défaite

De la trouée de Gembloux au réduit alpin, des hommes se sont battus, certains mêmes au-delà de l'armistice. Voici ces combats dont la caractéristique commune est d'être tous défensifs, menés avec un vain acharnement, parce que les défenseurs, débordés et menacés sur leurs arrières, devaient rompre pour tenter d'échapper à l'encerclement.
Si vous aimez ce site ne bloquez pas l'affichage des publicités... Merci !

Les 14 et 15 mai, à Gembloux, une résistance héroïque

Les 14 et 15 mai 1940, à Gembloux, une résistance héroïque
Après l'entrée des Allemands en Belgique et aux Pays-Bas, le 10 mai à l'aube, le corps de cavalerie, avec ses deux divisions légères mécaniques, s'élance à la rencontre des envahisseurs. Il est chargé de les freiner pour permettre au corps expéditionnaire britannique et à la première année française de prendre position sur la Dyle, et de la Dyle à la Meuse. Les divisions d'infanterie ne doivent se déplacer que de nuit par crainte de la Luftwaffe. Elles s'ébranlent donc le 10 au soir. Certaines sont motorisées, comme la 15' DIM (division d'infanterie motorisée) du général Juin, d'autres se déplacent à pied si des rames de transport ne sont pas mises à leur disposition. C'est le cas de la division marocaine du général Mellier, dont certains régiments parcourent à pied les 130 km du trajet. Les deux divisions arrivent dans la trouée de Gembloux qu'elles doivent fermer, le 13 mai. Juste le temps de reconnaître le terrain, de constater que c'est un superbe « charodrome », comme le décrit Mellier. Il faut s'accrocher aux agglomérations de Gembloux et d'Ernage et tenter de transformer en ligne principale de résistance, la voie ferrée Bruxelles-Namur qui tantôt en remblai, tantôt en déblai, coupe la plaine. Il n'y a qu'un jour pour s'organiser fébrilement. Le corps de cavalerie, en effet, qui soutient depuis trois jours un très difficile combat retardateur contre le XVIe corps blindé allemand, a reçu l'ordre de passer derrière la position de Gembloux.
La bataille dure deux jours, violente. Le XVI' corps est soutenu en permanence par un corps aérien de la Luftwaffe. La présence des stukas camoufle aux yeux des combattants français, les combats aériens que livre plus haut la chasse française. Au sol, les combats sont d'une extrême violence. Dans Enrage, deux compagnies de la Division marocaine sont isolées et détruites. A moto, le général Mellier sillonne le champ de bataille pour exhorter ses hommes à ne pas lâcher de terrain. En fin d'après-midi, le commandement du XVP corps arrête l'action des chars, compte tenu des pertes (la moitié des chars du 35e régiment a été détruite), et laisse à l'infanterie portée le soin de poursuivre l'action à l'ouest d'Ernage. Mais la nuit vient et avec elle, l'ordre aux unités françaises d'évacuer la position défendue avec acharnement. L'irruption des panzers sur la Meuse menace leurs arrières. Le front improvisé n'a pas été rompu, mais à quel prix ! Dans un bataillon du 7' RTM, soit 700 hommes, seuls répondent à l'appel 74 officiers, sous-officiers et tirailleurs, le 16 au matin. La majorité du matériel est détruite. Succès défensif certes, mais sans lendemain, Gembloux est néanmoins un des rares exemples, en cette période d'opérations-éclair, où un corps de panzers se retrouve bloqué sur place par des divisions d'infanterie installées hâtivement en rase campagne et qui ne disposent pas d'appui aérien. Le choc s'est exercé particulièrement sur la division marocaine, mais les cadres français ont aussi montré l'exemple sous l'action si démoralisante des stukas.

14 et 16 mai à Storne et au Mont-Dieu, tenir à tout prix

Du 13 au 14 mai, de part et d'autre de Sedan, le XIXe corps blindé du général Guderian, a forcé les défenses de la Meuse et engagé ses trois divisions entre le fleuve et le canal des Ardennes. Quel va être son axe d'effort principal? Vers le sud pour envelopper la ligne Maginot? Vers l'ouest pour déborder l'armée française qui tient la Meuse jusqu'à Namur ? Quelle que soit l'hypothèse faite sur les intentions de l'ennemi, il faut absolument tenir les collines boisées du Mont-Dieu et de Stonne.
La mission est confiée à deux divisions appelées d'urgence, le 13 mai dans la soirée, pour tenir cette position et agir éventuellement en direction de Sedan: une division d'infanterie motorisée (3° DIM) et une des quatre divisions cuirassées (3' DCR). Celle-ci arrive trop processionnellement pour pouvoir être engagée groupée, en contre-attaque. Les bataillons de chars sont alors répartis en soutien d'infanterie, engagés dans un combat à la stratégie défensive et statique.
Les commandants de compagnie de chars pestent contre leur contre-emploi, mais ne s'en battent pas moins avec une vigueur égale à celle de leurs camarades fantassins. En témoignent les combats pour Stonne. Le 15 mai, tenu par un bataillon de la 3° DIM, le village est perdu, repris, perdu. A l'aube du 16, une contre-attaque menée par l'infanterie, renforcée par un bataillon de chars lourds, surprend les défenseurs allemands. Les chars parviennent dans le village, détruisant la tête d'une colonne de panzers. Laissons la parole au capitaine Billotte qui commande alors une compagnie du 41° bataillon de chars de combat, équipé de chars B Ibis, qui monte à l'assaut de Stonne : «Je pénètre dans Stonne sans opposition; je fonce vers la place du village ; à peine suis-je arrivé à son entrée sud qu'une colonne de chars allemands apparaît à la sortie nord à moins de 50 mètres. J'ai l'oeil à ma lunette de tir, tous les épiscopes ayant été détruits auparavant. Un obus perforant dans le canon de 47, je n'ai qu'à tirer sans même avoir à pointer sur le char de tête, un panzer IV. Les chars qui sont derrière lui et s'échelonnent dans une montée de 200 m environ sont très gênés par ceux qui les précèdent et qui me masquent en partie. Par contre, mon char est beaucoup plus haut que les leurs et je peux les tirer de haut en bas. Canonnade intense, nous compterons 140 impacts dans la cuirasse de mon char. Nous pourrons bénir l'alliage d'acier au chromemolybdène-cadmium. En une dizaine de minutes, les chars de tête de la colonne ennemie se taisent à tour de rôle ; je vois fuir les chars de queue [...] »
Grâce à cette action du 41' BCC, démonstrative de la supériorité des chars français en puissance et en blindage, Stonne est réoccupé. Il faut l'engagement de toute une division d'infanterie allemande pour récupérer les ruines du village, mais pas la croupe boisée du Mont-Dieu. Les pertes sont lourdes : 362 officiers, sous-officiers et soldats tués au 67e RI, une compagnie de chasseurs à pied réduite à 5 sergents, 30 chasseurs, tous ses officiers et autres gradés tombés.

28-31 mai : à Lille, une défense jusqu'au-boutiste

Les forces franco-britanniques engagées en Belgique ont dû abandonner le front de la Dyle-Gembloux lors de la percée allemande à Sedan. Tout s'est précipité dans un mouvement de retraite qu'aucune contre-offensive n'a pu soulager. Le 25 mai, les troupes Britanniques évacuent Arras ; désormais leur seul espoir est de pouvoir rembarquer à Dunkerque. Au nord, le front de l'armée belge s'écroule et le 28 mai, le roi Léopold capitule. Les divisions françaises sont désormais attaquées au nord, au sud, à l'est.
« Sauvez ce qui peut être sauvé de l'armée française », ordonne le nouveau généralissime Weygand. Pendant quatre jours, une lutte confuse mais violente se déroule à Loos, Haubourdin, Canteleu et Lambersart. Côté français, seule la volonté de se battre, le refus de s'avouer vaincus regroupent des hommes autour de chefs décidés à continuer la lutte. Le général Molinié, commandant la 25e DIM, essaye de coordonner les bonnes volontés. A Lambersart, le colonel Vendeur organise un point d'appui avec ce qu'il appelle les « débris » de son régiment, le 7e RTM, avec des artilleurs, des cavaliers d'unité de reconnaissance, soit 8 officiers, 10 sous-officiers, une centaine de soldats, 6 fusils-mitrailleurs, une mitrailleuse et 2 canons de 75. Non loin, un capitaine du génie, Dorinet, a regroupé autour de lui 6 officiers et 140 sapeurs, des tirailleurs marocains et tunisiens avec quelques sous-officiers, 3 pièces de 75 lui sont envoyées. Des barricades ont été dressées au carrefour du Sacré-Coeur.
Pressés d'en finir, le 30 mai les Allemands pilonnent d'obus incendiaires le quartier, barricades et maisons flambent. Le 31 à l'aube, des tracts sont lâchés pour exiger la reddition. Faute de réponse, le bombardement reprend de façon intense. Ayant épuisé toutes ses munitions, Dorinet fait détruire ses armes et « pour éviter le massacre » autorise les survivants à se rendre, mais deux de ses lieutenants ont été tués. En fin de journée, le général Molinié signe l'ordre de capitulation qui dispose en son article II: « Eu égard à la défense héroïque de vos forces, les honneurs militaires leur seront rendus », ce qui sera fait sur la Grand-Place de Lille.
Combat pour rien que ce sacrifice de quelques-unes des meilleures unités de l'armée française ? Baroud d'honneur? En fait, les forces isolées dans les faubourgs de Lille, en résistant jusqu'à l'épuisement des munitions, ne se sont pas seulement sacrifiées pour l'honneur. Elles ont permis l'évacuation de Dunkerque. C'est l'avis de Winston Churchill qui l'affirme dans ses Mémoires: « Ces Français [...] avaient durant quatre jours critiques, contenu pas moins de sept divisions allemandes qui autrement auraient pu prendre part aux attaques sur le périmètre de Dunkerque. Ces troupes apportèrent aussi une splendide contribution au salut de leurs camarades plus favorisés et du corps expéditionnaire britannique. » C'était aussi l'avis du général von Brauchitsch, commandant en chef de l'armée de terre, qui réprimanda le général qui rendait les honneurs aux vaincus: inutile perte de temps !
28-31 mai 1940: à Lille, une défense jusqu'au-boutiste

Des pilotes français héroïques

Ce sont des exemples parmi d'autres, peut-être moins connus que certains épisodes: le 16e bataillon de chasseurs à Blarégnies, la 3e brigade de spahis à La Horgne, le sacrifice à Dunkerque de deux divisions françaises pour que puissent embarquer plus de 200000 Britanniques et 120000 de leurs camarades français, sauvés par les marines alliées, la résistance sur l'Aisne des divisions de De Lattre de Tassigny et d'Aublet, la défense des fronts de la Loire par les cadets de Saumur, les ultimes défenseurs de la ligne Maginot refusant de livrer leurs ouvrages. Et comment oublier les combattants du corps expéditionnaire en Norvège, malheureux à Namsos, mais vainqueurs à Narvik le 28 mai. Seuls les événements de France les obligèrent à évacuer, huit jours plus tard, ce port conquis de haute lutte.
Certes, il y a eu des généraux s'échappant au fond de leur voiture. Mais il y a eu aussi le général Des-
laurens commandant la 60e DI tué le 17 mai 1940 en faisant le coup de feu pour protéger le rembarquement de son arrière-garde dans l'île de Walcheren. II y a eu le général de brigade Augereau, commandant les forces aériennes de la 9' armée, tué le 18 mai en défendant le PC de l'armée encerclé. Il y a eu le général Jannsen, commandant la 12e DIM, écrasé dans son PC du fort des Dunes le 2 juin, alors que sa division défend les accès nord de Dunkerque. Il y eut aussi le général Courson de la Villeneuve, abattu à Arc-les-Gray, parce qu'au moment d'être fait prisonnier, il dégaina son pistolet, mais aussi le général Berniquet, commandant la 2e division légère de cavalerie, tué d'une rafale de mitrailleuse, alors qu'il continue à donner ses ordres dans son PC encerclé de Saint-Valéry-en-Caux. Et bien d'autres, dont un des défenseurs des faubourgs de Lille, le colonel Mesny, promu général en plein combat, puis âme de la résistance dans son oflag, dont les Allemands n'auront raison qu'en l'abattant au cours d'un transfert dans un autre camp de prisonniers. Fantassins, artilleurs, cavaliers, sapeurs et autres « terriens », mais aussi les aviateurs.
Car ceux-ci, qui sont morts comme les autres, ont souffert d'un particulier oubli. Il est dû aux conditions défavorables dans lesquelles l'aviation française s'est présentée au combat face à une Luftwaffe disposant d'une incontestable supériorité, tant en nombre qu'en qualité des appareils. « Le ciel n'était pas vide » dût proclamer plus tard, dans un livre polémique, le général d'Altier de La Vigerie pour rappeler à la nation que les aviateurs avaient tenu leur prace au combat, mais une place qui n'était pas immédiatement perceptible au combattant soumis au « pressing » incessant des stukas.
Qu'est-ce qui animait ces pilotes isolés dans leur habitacle, comme ces soldats de Gembloux, du Mont-Dieu, de Lille, de Dunkerque ou du Mont-Cenis ? On ne le perçoit pas à travers des déclarations grandiloquentes. Ils n'ont jamais véritablement joué aux fanfarons. De Gaulle avait été l'un de ces combattants. Colonel, il avait osé lancer une contre-attaque sur le flanc du groupement blindé Guderian qui filait vers la Somme, audace d'autant plus méritoire qu'il commandait une division cuirassée qui venait d'être créée huit jours plus tôt. Aussi, quand il parle de Londres à partir du 18 juin, n'adresse-t-il jamais un reproche aux combattants. Que dit-il ? « Foudroyés par la force mécanique... », telle était l'expression pour qualifier cette brutale défaite de l'armée française.