Le 21 mai 1941, un avion de reconnaissance photographia le Bismarck dans un fjord au sud de Bergen, en Norvège, où il avait jeté l’ancre pour faire le plein de carburant. Deux jours plus tard, une autre reconnaissance permit d’apprendre que le cuirassé et le croiseur lourd étaient repartis.
Un nouveau géant, mais au pied d’argile
Avec l’éclatement de la guerre, la Kriegsmarine est revenue au sixième rang des marines. Elle est naturellement devancée par les vainqueurs du premier conflit mondial : la Royal Navy anglaise, l’US Navy, la marine impériale japonaise, la marine française et la Regia Marina italienne.
D’aucuns pourraient se féliciter de l’exploit allemand, d’autant plus que si on prend le temps de poser un oeil critique, on ne relève dans les rangs de la Kriegsmarine que des navires modernes, à l’inverse des autres marines où l’on trouve encore des vaisseaux vieillissants, comme les cuirassés anglais de la classe Queen Elizabeth lancés entre 1913 et 1915 ou encore les cuirassés italiens de la classe Conte di Cavour dont la construction remonte à 1910. Mais la modernité n’est pas tout dans une guerre, le nombre a aussi son importance.
À l’heure de lancer l’opération «Rheinübung», l’amirauté allemande grince des dents. Le puissant cuirassé Tirpitz n’a pas fini son armement. Le Scharnhorst et le Gneisenau sont immobilisés à Brest pour subir des réparations. L’Admirai Scheer et L’Admirai Hipper sont coincés à Kiel suite à des bombardements de la RAF anglaise. C’est donc finalement le seul Bismarck qui appareille le 19 mai 1941 du port polonais Gdynia, rebaptisé Gotenhafen par les Allemands depuis l’invasion de la Pologne en 1939.
Quand Raeder sut que la construction du cuirassé Bismarck allait être terminée, il tenta de résoudre le problème ardu que lui posaient les convois. S’il réussissait à concentrer dans l’Atlantique une force puissante, il pourrait alors accepter la bataille contre les convois les plus solidement escortés. Dans la Baltique, le Bismarck et le Prinz Eugen allaient être opérationnels. A Brest attendaient le Scharnhorst et le Gneisenau. Une sortie simultanée de la Baltique et de Brest, suivie d’un rendez-vous dans l’Atlantique, pourrait lui fournir la force dont il avait besoin. Il disposait, en outre, de cinq pétroliers, de deux bateaux de ravitaillement et de deux bateaux de reconnaissance pour soutenir cette force. Raeder donna le nom de code de Rheinübung (opération Rhin) à cette mission, qui devait être exécutée fin avril, quand la nouvelle lune offrirait des nuits noires favorables aux évasions.
Le destin allait toutefois, pendant ce mois d’avril, porter quelques coups de boutoir au plan de Raeder. Au début du mois, on s’aperçut que les réparations de la machinerie du Scharnhorst exigeraient un délai plus long que prévu et que le navire ne pourrait être prêt en temps opportun. Ensuite, le 6 avril, une torpille d’un avion du Coastal Command atteignit le Gneisenau, alors qu’il se trouvait dans la rade de Brest, et lui causa de graves dommages. Quatre jours plus tard, au cours d’un raid aérien de nuit sur le port, quatre bombes le touchèrent de nouveau. Enfin, un ou deux jours avant le départ prévu, une mine magnétique détériora légèrement le Prinz Eugen dans la Baltique. Toute l’opération dut être ajournée.
L’amiral Lütjens, que Raeder avait mis à la tête de cette force, conseilla vigoureusement d’abandonner le projet, ou du moins d’en retarder l’exécution jusqu’à ce que les bateaux de Brest fussent de nouveau prêts à prendre la mer. Mais Raeder maintint ses ordres : il était trop tard pour reporter cette opération qui lui tenait à cœur. Le grand-amiral savait que Hitler se proposait d’attaquer la Russie en juin et craignait que des opérations navales de grande envergure n’eussent plus la priorité après le déclenche ment de la guerre contre l’U.R.S.S. Il décida donc de réaliser le plan Rheinübung, dès que les deux navires disponibles seraient prêts. Il persuada Hitler d’aller à Gdynia et de haranguer les deux équipages à la veille de leur appareillage.
Le 18 mai, le Bismarck et le Prinz Eugen quittèrent Gdynia après la tombée du jour; on avait dégagé la Baltique de tout navire marchand pour leur passage. Ils franchirent les Belts à la nuit et, à l’aube du 20, naviguaient dans le Skagerrak. Là, le premier coup du sort les attendait. Au cours d’une sortie d’exercices en mer, le croiseur suédois Gotland les aperçut et Lütjens fut certain que les Anglais seraient sous peu avertis de son appareillage.
A 9 heures, le 21 mai 1941, après avoir remonté les côtes de Norvège, les deux navires jetèrent l’ancre dans le fjord de Kors, près de Bergen. Le Prinz Eugen y fit le plein de mazout, mais le Bismarck, qui naviguait avec 9 000 tonnes dans ses soutes, disposait de réserves suffisantes. Les deux équipages achevèrent de peindre le camouflage sur leurs coques, puis, à la brune, ils s’échappèrent vers le nord. A peine venaient-ils de prendre la mer qu’ils aperçurent les fusées éclairantes et les explosions des bombes d’un raid aérien britannique ayant pour objectif le port. Ce coup de chance persuada Lütjens qu’il avait faussé compagnie aux Anglais.
En Angleterre, une activité considérable s’était manifestée à la suite de l’information de l’attaché naval à Stockholm. Dans la matinée du 21, on procéda à une vaste reconnaissance photographique des côtes de Norvège. Un des avions, survolant les environs de Bergen, rapporta qu’il venait de découvrir deux croiseurs de la classe du Hipper. A l’examen des photos prises, les spécialistes de l’Amirauté identifièrent le Bismarck et le Prinz Eugen. La flotte fut alertée sur-le-champ.
Le 22 mai fut un jour capital pour les mouvements de la Home Fleet. Il lui fallait à tout prix reconnaître les fjords de Bergen, pour avertir aussitôt le commandant en chef si les navires allemands avaient levé l’ancre. Mais un plafond nuageux très bas recouvrait, à 60 mètres, les parages de la mer du Nord, et le brouillard enveloppait la côte norvégienne. Toute tentative de reconnaissance échoua de ce fait. Finalement, le capitaine Fancourt, de la station aéronavale de Hatston, dans les Orcades, décida, de sa propre initiative, d’envoyer un avion tenter sa chance. Volant souvent à quelques mètres au-dessus de la crête des vagues, l’avion parvint à atteindre les fjords de Bergen et, sous un feu nourri, mena résolument jusqu’au bout sa reconnaissance. Tout en retournant vers sa base, il signala que les navires allemands avaient pris la mer. Ces nouvelles furent connues du commandant en chef à 20 heures.
L’amiral Lütjens, de son côté, n’avait pas eu le même bonheur. Le 20 mai, une reconnaissance sur Scapa Flow avait fourni la preuve certaine que le King George V, le Prince of Wales, le Hood, le Victorious et six croiseurs se trouvaient tous à l’ancre. Le 21, le temps se dégrada trop pour effectuer des vols de reconnaissance. Le 22 mai, il était encore trop mauvais pour prendre des photographies, mais un pilote allemand survola le mouillage et effectua un contrôle à vue. Il rapporta que les quatre gros navires s’y trouvaient encore. En réalité, il se trompait car le Hood et le Prince of Wales avaient alors pris la mer. Cette information erronée, transmise à l’amiral Lütjens, le confirma dans sa certitude qu’il avait réussi sa sortie. De plus, ses officiers météorologistes le prévinrent qu’il trouverait des nappes de brouillard dans le détroit de Danemark. Sur la foi de ces informations, il crut que le passage vers l’Atlantique était libre. Il décida donc, au lieu de monter vers le nord, où un pétrolier l’attendait, et de s’y tenir à l’abri pendant quelques jours, en attendant que les Anglais eussent renoncé à leur poursuite, d’aller plutôt de l’avant.