L'enfer de Verdun

Verdun, 300 jours en enfer

Ce n'étaient pas seulement les terribles souffrances, mais aussi une durée sans fin, comme celle de l'enfer. Oui, des hommes, sentirent naître , comme une plante hideuse, cette idée que la guerre pouvait très bien ne jamais finir.
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Je n'ai jamais rien vu de plus poignant que le défilé des deux régiments de la brigade (57e et 144e R. I.) qui s'écoulèrent sur cette route, devant moi, tout le long du jour.
Ce furent d'abord des squelettes de compagnies que conduisait parfois un officier rescapé, s'appuyant sur une canne; tous marchaient ou plutôt avançaient à petits pas, les genoux en avant, ployés sur eux-mêmes, et zigzaguant comme pris de boisson. Puis vinrent des groupes qui étaient peut-être des escouades peut-être des sections, on ne savait pas; ils allaient, la tête penchée, le regard morne, accablés sous leur barda, tenant à la bretelle leur fusil rouge et terreux. C'est à peine si la couleur des visages différait de la couleur des capotes. La boue avait tout recouvert, avait séché, et d'autre boue avait à nouveau tout souillé. Les vêtements comme la peau en étaient incrustés. Des autos se précipitaient en grondant par colonnes serrées, éparpillant ce flot lamentable des survivants de la grande hécatombe. Mais eux ne disaient rien, ne geignaient plus. Ils avaient perdu jusqu'à la force de se plaindre. On voyait dans les regards un abîme inouï de douleur, quand ces forçats de la guerre levaient la tête vers les toits du village. Et dans ce mouvement, leurs traits apparaissaient figés dans la poussière et tendus par la souffrance; il semblait que ces visages muets criaient quelque chose d'effrayant : l'horreur incroyable de leur martyre.
Des territoriaux, qui regardaient à côté de moi, restaient pensifs.
Deux de ces territoriaux pleuraient en silence comme des femmes.
Il en passa d'autres, et d'autres encore.
On les voyait surgir par intervalles au tournant de la route. Ils se ressemblaient tous, marqués par la souffrance, cette souffrance infinie que je ne pourrai jamais exprimer avec nos misérables mots. Il faut l'avoir ressentie comme nous pour en connaître l'étendue.
Témoignage d'un lieutenant du 57e R.I.
l'horreur incroyable de leur martyre

Quelque chose se préparait sur Verdun

Les hommes qui pensaient ainsi ne pouvaient évidemment pas savoir, en tout cas pas savoir à coup sûr que quelque chose se préparait; que Pétain avait commandé deux obusiers de 400 pour écraser les forts, qu'il rassemblait artillerie et aviation, faisait organiser les liaisons et une rotation plus accélérée des unités. Ils ne pouvaient absolument pas savoir que Mangin commençait à rédiger un rapport destiné à Nivelle et dans lequel il déclarait, oui, lui, Mangin, qu'il fallait renoncer aux opérations de détail, aux contre-attaques pour quelques tranchées ou quelques centaines de mètres et que mieux valait préparer minutieusement une grande contre-offensive.
Les hommes qui se trouvaient en août et septembre sur le champ de bataille de Verdun ignoraient qu'en vue du dégagement de Verdun des troupes d'assaut étaient entraînées, entre Bar-le-Duc et Saint-Dizier, sur des terrains aménagés figurant les futurs théàtres du combat et même que chaque homme du bataillon destiné à assaillir, par exemple, le fort de Douaumont, apprenait, à l'aide de plans, à connaître parfaitement le fort de manière à pouvoir s'y diriger sans hésitation, le moment venu.
Bref ces hommes ignoraient qu'une sorte de miracle s'était produit et que le commandement français, enfin unanime, préparait la contre-offensive de dégagement de Verdun avec autant de soin que le commandement allemand avait préparé son attaque de février sur Verdun.

Le sol lunaire de Verdun

ruines du village de Fleury pendant la bataille de verdun
Les combattants d'août et de septembre ignoraient toutes ces perspectives parce que bien entendu on ne les leur avait pas révélées et aussi parce que, pendant cette période « sans événements importants », ils étaient engagés dans des opérations intitulées, par exemple, « conquête de la base de départ de l'attaque », opérations moins spectaculaires, vues de haut, que les chocs des grandes masses aux instants critiques, mais tout aussi meurtrières au niveau du sol.
Nous voilà arrivés à l'instant de la bataille où l'expression sol lunaire n'est plus tout à fait exacte. Sur le sol de la lune nous voyons des cratères semblables à des trous d'obus, mais ces excavations ont des arêtes, leur ensemble donne une impression de relief. Les photos aériennes du champ de bataille de Verdun en août et septembre 1916 procurent une impression différente.
Les plus remarquables sont celles du village de Fleury, qui a changé de mains seize fois en vingt-six jours. Il faut les voir dans leur succession .. avant la bataille un village bien étiré à un confluent de petites routes ; puis des ruines très distinctes ; puis une sorte de radiographie d'organe malade, puis une pâleur incertaine, enfin plus rien, l'identification complète avec le sol environnant, avec ce sol aplati, martelé, désolation si parfaite qu'elle en devient mentale, métaphysique, comme certaines toiles abstraites exprimant une totale misère de l'âme.

L'odeur de charogne

Le thème, le leitmotiv de tous les témoignages de combattants sur le caractère du champ de bataille pendant l'été de 1916 s'exprime en un mot : putréfaction. Il n'est pas agréable de parler de ces choses.
« L'odeur de charogne, mais nous la portons sur nous. Tout ce que nous touchons, le pain que nous mangeons, l'eau boueuse que nous buvons, sentent la pourriture. C'est que la terre aux alentours est littéralement truffée de cadavres. »
On compte que sur un demi-million de morts (Français et Allemands) de Verdun, 150 000 au moins ne reçurent pas de sépulture. La terre les absorba.
En l'été de 1916, le sol du champ de bataille de Verdun avait atteint un pourcentage de cadavres en putréfaction aussi élevé que la butte de Vauquois, record de la guerre jusque-là.
Rien de semblable n'avait existé avant la Grande Guerre, ni n'a existé depuis. Il n'y a eu au cours de tous les temps qu'une guerre où les deux parties se sont disputé aussi longtemps un sol aussi pourri de leurs propres cadavres, c'est la guerre de 14-18, à l'intérieur de laquelle Verdun représente, dans cet ordre, un sommet.
cadavre de soldat alleamand pendant la bataille de Verdun