Voir et combattre sans être vu
En instaurant le voir et combattre sans être vu, le camouflage
met fin à la tradition séculaire du voir et se faire voir, où la force et la
bravoure tiraient leur efficacité psychologique de leur visibilité et
qu'incarnaient encore, à l'été 1914, le pantalon rouge et les plumes du
casque. Son irruption mais surtout sa généralisation coupent l'histoire en
deux. L'arme qui trompe, en effet, sonne le glas et confirme la caducité
d'un certain rite de la guerre, d'un certain mythe du combattant.
Son
introduction et son développement à grande échelle constituent, en cela,
une révolution psychologique et morale, agissant directement tant sur la
pensée de la guerre que sur le code d'honneur de la société militaire.
Solution de dernier recours entachée de faiblesse voire de lâcheté,
l'emploi, non plus ponctuel et contingent, de la ruse, de la dissimulation,signale donc un renversement de valeurs sans précédent, que seule la
révélation de la puissance dévastatrice et meurtrière de la guerre industrielle
aura rendu admissible et possible.
Car dès avant la guerre, la question de l'invisibilité fut posée. Mais toutes
les tentatives, à partir de 1903, pour doter l'armée française d'une
tenue de teinte neutre échouèrent, alors même que les Britanniques
avaient adopté le kaki en 1900, les Américains en 1902, les Russes en
1909, les Allemands le Feldgrau en 1907, les Autrichiens le gris-brochet
en 1909 et, la même année, les Italiens le gris-vert.
En 1912, alors que
l'armée allemande menait déjà des expériences de dissimulation, le
commandant Anatole Kopenhague concevait le prototype d'un filet-abri
destiné à dérober troupes et matériel à l'observation aérienne. Le 22 août
1914, le ministère de la Guerre rejetait la proposition : l'état-major de
l'armée n'en voyait pas l'utilité.
Guirand de
Scévola, inventeur du camouflage
C'est le peintre Guirand de
Scévola qui, le premier,eut l'idée
de cacher des canons en exploitant
les procédés des artistes cubistes,
lesquels, en travaillant sur
le rapport de l'objet avec la lumière,
cherchaient à le révéler
par la distorsion de ses formes
et de ses couleurs. Scévola camoufla
donc les engins de guerre
sous des toiles bariolées dont les
teintes se fondirent avec la nature
environnante et dont le graphisme
modifia la silhouette
réelle.
Le 4août 1915, un détachement
de 125 réservistes, ouvriers peintres,
décorateurs ou en bâtiment,
fut mis à sa disposition. L'unité
des « trompe-la-mort» était née. Sur tout le front, on recruta menuisiers,
charpentiers, tôliers,
ajusteurs, mécaniciens, plâtriers.
Pas fâchés de quitter l'enfer des
tranchées, quantité de peintres,
de sculpteurs ou d'illustrateurs,
rejoignirent
la section.
Faux cadavres, faux arbres et faux corbeaux
Faux arbres creux
qui sont en réalité des guérites d'observation
et qu'il faut prendre soin de placer
à l'endroit même où il y avait déjà
un arbre la veille, tas de bois factices et
démontables, bâches bariolées de motifs
pour dissimuler les canons, etc. : il est
nécessaire de faire preuve de plus en
plus dïmagination à mesure que le no
man's land entrn les deux fronts se désertifie.
Après l'été, fini les meules de foin
creuses abritant des observateurs, fini
les filets recouverts de branchages feuillus.
Les soldats prennent place alors dans
de faux cadavres de chevaux ... C'est le
retour du cheval de Troie! Les pigeons
voyageurs sont teints en noir pour ressembler
à des corbeaux, car l'ennemi
ne doit pas mettre la main sur leurs
précieux messages. Des chevaux blancs
sont passés au bleu de méthylène pour
tracter les canons dans la nuit. En hiver,
une simple toile de calicot blanc rend
invisible la tranchée creusée dans un
champ enneigé.
Guirand de Scevola
reprend même l'idée de Guingot en dessinant
pour les artilleurs une nouvelle
tenue qui ressemble à une longue tunique
de pénitent assortie d'une sinistre
cagoule brune .. .