L'amour en boutique
rideau
prostituée en 1900

Cadet Pimpin, après qu'il eut porté chez un client qui habitait de l'autre côté du canal Saint-Martin les paquets dont l'avait chargé son patron, s'en revenait très vite du côté du boulevard de la Chapelle. Dans sa poche, il avait quinze sous, avec quinze sous, on peut avoir beaucoup de choses, mais Cadet savait bien à quoi il allait consacrer cet argent.
De bonbons ou de sucres d'orge, il y avait longtemps qu'il ne s'en souciait plus, des cigarettes, il en avait encore trois en réserve, et c'était toute autre chose qu'il allait acheter.
Il avait plus de quatorze ans, il voulait être tout à fait un homme et, pour lui, être un homme, c'était aller voir une femme, une vraie, une femme qui serait bien plus vieille que lui. Les petites filles ne comptaient pas, il les considérait avec le mépris qu'on doit avoir pour les "quilles"; il se sentait bien supérieur à elles, fort qu'il était de ses poings et de ses réparties empruntées au langage des ouvriers qu'il fréquentait chez son patron. Lui, ce qu'il voulait, c'était une femme ; il attendait d'être assez riche pour pouvoir s'en payer une.

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Or, justement ce jour-là, en allant porter son paquet chez ce client, il avait traversé la rue de la Charbonnière, et l'aventure qui lui était arrivée semblait indiquer que son rêve allait bientôt être réalisé.
C'est une petite rue où il passe bien rarement des voitures. Il y a quelques marchands de vin avec leurs comptoirs en zinc, des hôtels assez borgnes et louches, avec leurs boules blanches qu'on allume le soir pour servir d'enseigne. Il y a des boutiques presque à chaque maison, mais ce ne sont pas des boutiques ordinaires, n'espérez pas y trouver de l'épicerie, de la mercerie, pas plus que de la charcuterie ou de la papeterie ; le commerce qu'on y fait est tout autre.
Ce sont de petites boutiques dont les vitres sont garnies de rideaux de dentelle agrémentés parfois d'un noeud de ruban éclatant; en guise de porte est un rideau de cretonne à fleurs, le plus souvent rouge et jaune ou vert et bleu, mais toujours crasseux, fripé et déteint, et ce rideau s'entrouvre pour qu'on puisse voir la marchande assise sur le pas de sa porte.
Ces marchandes sont de grosses dames très mûres, recrépites et repeintes tous les jours, afin de donner l'illusion d'une éternelle jeunesse et ce qu'elles vendent ce sont leurs propres charmes. Elles sont effroyables. Le public qui les va visiter de préférence se compose de bons poivrots qui, bénévolement, sèment de lupanars en mastroquets l'argent de leurs quinzaines. Elles ont domestiqué le vice et l'ont réduit à l'état de grosse besogne coutumière.

Mais dès le commencement de l'après-midi, elles offrent leurs chairs molles et flasques qui se répandent dans des peignoirs de couleurs tendres, ornés de dentelles sales. Cadet Pimpin remontait donc la rue de la Charbonnière, quand on l'interpella : - Eh ! psst ! petit !...
Une grosse dame aux cheveux jaunes, à la peau trop rose avec des poches violettes sous les yeux, sortait d'une boutique sombre. Elle était vêtue d'un jupon et d'une camisole blanche, qui contenait mal ses charmes trop abondants ; en cet accoutrement, elle faisait songer à un gigot de mouton entouré de papier dentelle comme on voit aux étalages des bouchers.
Elle dit :
-Tu ne viens pas me voir, je ne te prendrai pas cher et puis, tu sais, je serai gentille !... Cadet Pimpin était radieux, on le prenait pour un homme. Il promit de revenir sitôt sa course faite. Il retrouva la grosse dame violette et blanche, elle souleva le rideau qui pendait devant la porte et fit entrer Cadet chez elle.

La boutique qu'elle habitait était meublée comme peut l'être une chambre d'hôtel de vingtième ordre. Au mur, un papier pisseux et déteint, deux chaises de paille, une table ronde et une armoire. Le lit occupait le fond de la pièce; c'était un lit en bois blanc, recouvert d'une couverture brune semblable aux couvertures de soldats, avec par-dessus un grand édredon jaune à fleurs rouges. Mais, ce qui donnait à ce logis un caractère bébête et sentimental, c'étaient les images accrochées au mur ; il y avait de beaux chromos aux couleurs tendres, une dame aux joues roses qui souriait de sa bouche rouge et de ses yeux bleus et qui semblait vanter les qualités du savon dont le nom s'étalait en grosses lettres au bas de l'image. Il y avait une autre image où l'on voyait un monsieur en costume de chasse courtisant une accorte soubrette et puis, çà et là, des cartes postales illustrées et un souvenir de Dieppe en coquillage. Il flottait une vague odeur de crasse, de renfermé, de savon bon marché. Et puis se mêlait à cette fadeur le parfum campagnard, sain et délicieusement province, de pommes qui séchaient en haut de l'armoire, de belles grosses pommes, qui se ratatinaient en exhalant leur bonne odeur.
Cadet Pimpin, un peu décontenancé, regardait tout autour de lui.
— Donne-moi tes sous, montre combien tu en as !
Elle les compta, les mit dans une boîte en carton et puis, posant sa main grasse et boursouflée sur l'épaule du jeune garçon, elle l'attira près d'elle...
... Quand il fut pour s'en aller elle lui dit :
— Tu reviendras me voir. Tu verras, la prochaine fois, je te montrerai des choses que tu ne sais pas... Et puis, tiens ! comme tu es bien gentil, je vais te donner quelque chose...
Elle avança une chaise près de l'armoire, y monta et choisissant une belle pomme toute rouge, elle la tendit à Cadet Pimpin... »

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